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Dilemme français, avancées indiennes, désintérêt américain, tassement chinois, appétits russes et turcs… l’état des rivalités de puissance en Afrique
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Sabine Cessou
May 11, 2021

« Les rivalités de puissance en Afrique » ont été décryptées, le 4 mai 2021, lors de la 10ème édition des « Dialogues stratégiques », plateforme d’analyse et d’échange Nord-Sud qui, deux fois par an, réunit les experts et chercheurs du Policy Center for the New South (Rabat) et du Centre HEC de Géopolitique (Paris).

Nouzha Chekrouni, Senior Fellow au Policy Center, a rappelé en introduction que la « reconfiguration du monde post-Covid-19 semble se cristalliser autour des tensions entre Washington et Pékin. Une ‘’Guerre froide’’ a éclaté sur les aides octroyées à l’Afrique pour faire face à la pandémie. Les 170 millions de dollars octroyés par l’administration Trump ont été dépassés par le don d’un seul milliardaire chinois », allusion à la décision de Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, géant chinois de la distribution, de donner 1,1 million de kits de dépistage, 6 millions de masques et 60 000 combinaisons de protection à usage médical à l’Afrique.

Les stratégies des grandes puissances, analysées par Pascal Chaigneau, directeur du Centre HEC de Géopolitique, s’avèrent multiformes sur un continent « convoité et complexifié ». Dans une logique de compétition, elles profitent des confrontations régionales pour se positionner. « La Grande-Bretagne est en pleine évolution, avec un nouveau ministre de plein exercice pour le Développement, une conférence sur l’investissement en Afrique organisée en janvier dernier par le Premier ministre Boris Johnson, et un nouvel accord de défense signé au Kenya ».

 

Dilemme français et avancées indiennes

De son côté, la France « a rompu avec la vision “Quai d’Orsay” – selon laquelle l’Afrique est un réseau d’amitiés et de clientélisme - pour imposer une vision “Bercy”  - voyant plutôt une forte profitabilité sur des zones hors de notre influence, les 15 pays de la zone franc ne représentant que 0,94% de notre commerce extérieur. Par ailleurs, la France est confrontée à un dilemme : chaque jour qui passe dans son champ d’influence, elle est perçue comme un « recolonisateur ». Le paradoxe étant que des soldats français meurent pour la stabilisation du Sahel, dans des pays où le ressentiment anti-français est de plus en plus fort ».

Alors que la Chine s’érige en médiateur politique, au Sud-Soudan et au Zimbabwe, elle ne s’avère « pas toute-puissante, d’autres acteurs tels que l’Inde étant aussi présents. « L’Océan indien ne sera pas un lac chinois », telle est la vision de Narendra Modi », rappelle Pascal Chaigneau.

Le Premier ministre de l’Inde, a expliqué Rodolphe Monnet, du Centre HEC de Géopolitique, est un « pro-africain » qui cherche à sécuriser les chaînes d’approvisionnement – notamment en gaz et pétrole – et à faire de son pays une puissance internationale soutenue par l’Afrique aux Nations unies. Narendra Modi a fait deux tournées officielles en Afrique en 2016 (Mozambique, Kenya, Afrique du Sud et Tanzanie) et 2018 (Rwanda, Ouganda, Afrique du Sud). Un engagement sans précédent à ce niveau en Inde, suivi par l’annonce de l’ouverture de 18 nouvelles ambassades ainsi que des accords de défense avec les pays de la côte orientale de l’Afrique.

Tout un soft power indien est à la conquête de l’Afrique, analyse Mohammed Loulichki, ancien ambassadeur du Maroc aux Nations unies et Senior Fellow au Policy Center : « Outre la lutte contre le colonialisme et l’appartenance au mouvement des non-alignés, l’Inde et l’Afrique partagent un attachement au multilatéralisme et la quête commune d’un nouvel ordre économique international plus équitable ». Bangalore, la Silicon Valley indienne, et ses avancées technologiques, servent l’image de l’Inde auprès des Africains – qui vont de plus en plus y étudier. En outre, l’Inde est, avec 5500 hommes, le 5ème pays contributeur en Casques bleus pour les 13 missions de maintien de la paix déployées par les Nations unies dans le monde, après le Bangladesh, le Rwanda, l’Ethiopie et le Népal.  

« Les limites de ce soft power sont liées au fait qu’il ne s’adosse pas à un hard power autonome, l’Inde ayant des difficultés à construire une industrie de la défense compétitive », note Mohammed Loulichki.

 

La Chine est-elle si puissante en Afrique ?

Jacques Gravereau, président d'honneur du HEC Eurasia Institute, a fait un exposé chiffré qui relativise les idées toutes faites, grâce à quatre rapports sortis récemment et mentionnés ci-dessous, qui permettent enfin d’y voir plus clair sur le poids réel de la Chine en Afrique.

« Les routes de la soie, un corridor terrestre au nord et une route maritime au sud ont fait fantasmer les non-Chinois sur un plan secret pour conquérir le monde… Or, ce plan annoncé en 2013 suivait presqu’une décennie d’expansion internationale des grandes sociétés d’État chinoises, des mastodontes comme Petrochina (1,5 million d’employés). En Afrique, les décisions d’investissement chinois notifiées ont connu un tassement avant la pandémie ». De plus de 35 milliards de dollars en Afrique subsaharienne, en 2013, cet investissement baisse depuis 2018, et il est tombé à moins de 10 milliards entre 2019 et 2020. 

Le premier pays d’investissement chinois sur la période 2016-20 n’est autre que le Nigeria (20,9 milliards de dollars), suivi par l’Egypte (12,1), le Kenya (7,6), la RDC (7,6), l’Angola (7,3), la Zambie (6,7), l’Ethiopie (5,9) et le Ghana (5,4), selon le China Global Investment Tracer (American Enterprise Institute).

Le projet de chemin de fer entre Nairobi et Mombasa a vu le Kenya se trouver en cessation de paiement sur un montant de 3,5 milliards de dollars. La Chine a proposé de récupérer le port de Mombasa, par le biais d’un bail de 99 ans. Un tollé international a suivi, incitant Nairobi à renoncer à cet échange. Des projets pharaoniques de nouvelle capitale en Egypte sont par ailleurs estimés à 45 milliards de dollars, avec nombre d’entreprises chinoises engagées. « Qui va payer ? C’est une bonne question, pour l’instant sans réponse », affirme Jacques Gravereau. 

Le soft power chinois donne des résultats en Afrique, avec une opinion plutôt positive. Selon un sondage Afrobarometer fait en 2014-15 dans 36 pays d’Afrique, 63 % d’opinions sont positives sur l’influence de la Chine, et 24 % estiment que la Chine est le meilleur modèle de développement pour l’Afrique après les Etats-Unis (30 %). L’image de la Chine s’est beaucoup dégradée partout dans le monde avec la pandémie de Covid-19 en 2020, d’après les enquêtes de Pew Research. Mais pas en Afrique, ce qui permet à la Chine d’y jouer de la diplomatie du masque et du vaccin.

Les engagements de prêts chinois en Afrique subsaharienne s’élèvent à 131 milliards de dollars, selon la China Africa Research Initiative de l’Université John Hopkins. Sur la période 2000-2018, ces prêts de banques publiques et privées vont surtout à l’Angola (43,2 milliards), l’Ethiopie (13,7), la Zambie (9,7), le Soudan (6,8), le Nigeria (6,2), le Cameroun (5,9), le Congo Brazzaville (5,1), le Ghana (3,7), le Zimbabwe (2,9), la Côte d’Ivoire et l’Ouganda (2,6). Le service de la dette chinoise a explosé partout, s’élevant à 58 % du total à Djibouti et en Angola, 46 % en Guinée et 45 % au Cameroun. Le centre de gravité du service de la dette se déplace vers l’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Niger) qui emprunte de plus en plus à la Chine. Conclusion : l’Afrique du Sud et l’Ethiopie sont des exemples à suivre, puisque ces deux pays ont monté des task forces spécifiques pour définir une politique face à la Chine.

 

Désintérêt américain, appétit russe

« L’Afrique a toujours été le parent pauvre de la politique étrangère américaine», a expliqué Jérémy Ghez, chercheur du Centre HEC de Géopolitique, avec une sorte de douce insouciance et de begign neglect, sans coût stratégique à ne pas considérer l’importance stratégique du continent ». À tel point que sous Donald Trump, il n’y avait pas de responsable au Pentagone sur l’Afrique en 2018 et 2019. Depuis l’élection de Joe Biden, un nouveau secrétaire adjoint de la Défense aux Affaires africaines a été nommé, mais Ronald Meyers se montre très discret à ce poste. Le général Stephen J. Townsend, commandant du dispositif militaire américain pour l’Afrique, a déclaré mi-avril qu’Africom représente 0,3 % du budget de la Défense, et 6000 à 7000 personnes, avec un retour sur investissement énorme pour le contribuable américain. Telle est la nouvelle ligne suivie par Joe Biden en matière de politique étrangère, qui vise à répondre aux attentes des classes moyennes américaines. 

Vue d’Afrique, la Russie se résume-t-elle aux missions des mercenaires de la société de sécurité privée Wagner, mise en cause en Centrafrique ? Ou à son statut de premier fournisseur d’armes à l’Afrique, avec 49 % du total importé par le continent selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) ? 

La relation, tombée en berne à la fin de la Guerre froide, ne s’arrête pas là, affirme l’ancien ambassadeur Eugène Berg, chercheur au Centre HEC de Géopolitique. De nouveau cultivée par Moscou depuis 15 ans, elle a motivé le premier sommet Russie-Afrique d’octobre 2019 à Sotchi – qui doit être suivi d’une seconde édition en 2022 – et la visite de 12 chefs d’Etat africains à Moscou entre 2015 et 2019.

L’enjeu consiste à redevenir une puissance « méga-régionale » comme les Etats-Unis, en pariant sur des atouts spécifiques visant à « se départir des méchants anciens colonialistes, mais aussi de la Chine : absence de passé colonial, proximité du temps de la coopération avec l’ex-URSS, une coopération pragmatique sans contrepartie, ni leçons sur la gouvernance ou les droits de l’homme. En outre, la Russie est un État multiethnique et multiconfessionnel attaché à des valeurs traditionnelles – défense du mariage hétérosexuel, notamment ».

Les pays qui intéressent la Russie sont ceux qui disposent de ressources minières et/ou qui sont de vieux amis (Algérie, Angola, Mozambique, Guinée, République de Centrafrique et Afrique du Sud). S’y ajoutent des projets de nucléaire civil avec des centrales au Soudan et en Egypte et des formations au Rwanda, en Ethiopie et en Zambie. Enfin, la première implantation post-URSS dans une zone stratégique se fait sur la mer Rouge. Une base navale est en construction à Port-Soudan (Soudan) à 295 km à vol d’oiseau de Djeddah (Arabie Saoudite).

 

L’influence de la Turquie et du Moyen-Orient

Larabi Jaïdi, Senior Fellow au Policy Center, est revenu sur la nouvelle politique africaine de la Turquie depuis le début des années 2000, source d’une « percée fulgurante ». En 2000, la stratégie « Opening up to Africa » participe à la réaction de la Turquie face aux tergiversations de l’Europe à lui ouvrir la porte du marché commun. L’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) en 2002 se solde par une nouvelle doctrine qui réactive le plan d’action antérieur, avec une année de l’Afrique en Turquie en 2005, l’ouverture d’ambassades et la constitution d’un organisme d’aide publique turque en Afrique.

En vingt ans, l’agressivité du secteur privé a vu les échanges décupler (45 milliards de dollars en 2020), avec 1105 entreprises turques en Afrique opérant dans des secteurs diversifiés. Une des bases électorales de l’AKP, la bourgeoisie islamique anatolienne, pousse à la roue. « Une volonté politique reste manifeste, derrière une stratégie multiacteurs (privé, public, humanitaire et militaire), avec un narratif qui permet à la Turquie de se présenter comme l’anti-Occident, porteur d’une nouvelle politique Sud-Sud, basée sur la proximité et une nouvelle vision du continent par rapport au reste du monde ».

La Turquie est présente militairement en Somalie et au Soudan, après des phases d’aide et des projets d’infrastructures. En Libye, l’influence en Méditerranée se mélange à la recherche d’accès aux ressources gazières et pétrolières. L’expansion souterraine de la Turquie dans le Sahel transparaît par la coopération renforcée avec le Niger et une présence au Mali. « Un jeu complexe se joue avec le Qatar, avec une certaine tension et une convergence de points de vue sur la Corne de l’Afrique, pour faire face à la pénétration de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis (EAU) ».

Khalid Chegraoui, Senior Fellow au Policy Center for the New South, est revenu sur les rivalités du Moyen-Orient en Afrique, continent qui détient 90 % des réserves mondiales de minerais platinoïdes (platine et chrome) et voit les puissances internationales se positionner sur les espaces maritimes. Il a évoqué les tensions entre les pays du Golfe eux-mêmes, ainsi que leurs rapports avec l’Iran et Israël. Aucune stratégie unifiée ne se dégage à l’égard de l’Afrique, dans un Moyen Orient qui reste un espace de contradictions (sunnite-chiite), où l’Iran et la Turquie poussent leurs pions.

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