Publications /
Opinion

Back
Relire La Peste de Camus au temps du Corona
Authors
Duygu Ôztin Passerat
May 4, 2020

Suite à l’épidémie de Corona apparue en décembre 2019 en Chine et que nous sommes en train de subir à l’échelle mondiale, les populations redécouvrent les romans relatifs aux épidémies. L’un de ces écrits les plus lus, traduit en 22 langues, est la Peste d’Albert Camus (1913-1960). Il vient de battre tous les records de vente sur les 2 derniers mois. 

Ainsi, en Italie, l’un des pays où l’épidémie a frappé le plus durement en Europe, les ventes des deux derniers mois ont été multipliées par 3 comparées à celles de la même époque de l’année dernière. Ayant choisi, comme thèmes principaux, la solidarité et la révolte, le roman relate, sous forme de chronique, l’histoire de l’épidémie vécu dans les années 194... à Oran en Algérie. Après la déclaration officielle de la peste par les autorités sanitaires de la ville, celle-ci ferme ses portes et reste isolée du monde extérieur.

Camus ne raconte pas seulement l’épidémie qui sévit dans la ville, il souligne les émotions de ses habitants face à cette tragédie. Angoissés, stressés et paniqués de voir mourir leurs proches et amis mais surtout désespères de voir la mort s’approcher d’eux, ils cherchent à fuir pour échapper à cette fin catastrophique et tragique. La seule chose qu’ils souhaitent entendre est la découverte d’un vaccin qui serait l’annonce de la fin de l’épidémie. Au début de la crise, on a demandé au Père Paneloux de faire un prêche pour calmer les esprits, dont voici un extrait : “Si, aujourd'hui, la peste vous regarde, c'est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler (...) D'ici là, le plus facile était de se laisser aller, la miséricorde divine ferait le reste”. Au lieu de les rassurer, les gens sont encore plus soucieux et angoissés puisqu’ils sont accusés d’avoir commis tous des péchés et que voilà leur punition. L’épidémie se propage et l’enfant du juge Othon meurt de manière atroce en présence du Père Paneloux.  La mort de cet enfant innocent et sans péchés, interpelle le Père Paneloux qui, dans son deuxième prêche donné vers la fin de l’épidémie, s’écrit devant ses paroissiens : « Mes frères, il faut être celui qui reste ! » Il faut lutter et pour ce faire il aide, en personne, le Dr. Rieux, narrateur du roman, à soigner les gens comme Rambert, journaliste parisien, Tarrou, et Grand. Le seul personnage qui n’est pas solidaire et qui se réjouit même de l’épidémie est Cottard qui profite de la situation pour faire du marché noir et gagne beaucoup d’argent.

Ce que le monde vit à l’heure actuelle avec le coronavirus est « l’affaire de tout le monde » à l’instar de ce que disait Camus, il y a 73 ans. En plus, contrairement au roman, ce n’est pas une seule ville touchée cette fois, c’est toute la planète qui est concernée par cette épidémie du Covid-19, déclarée pandémique depuis le 10 mars 2020, par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Toute l’humanité vivant la même expérience, les tragédies, les peurs et les angoisses sont universelles. Face à ce virus minuscule en forme de couronne, la seule chose que fait l’humanité, vulnérable, est de se laver les mains avec du savon pendant un minimum de 20 secondes. 

Par ailleurs, nous constatons que les comportements cognitifs et discursifs des gens, stimulés par la peur et la panique de la mort sont tout aussi universels. Autrement dit, depuis le début de la pandémie, les populations en Italie, en France, en Turquie et ailleurs, se comportent de la même façon : Vous avez les paniqués et les stressés, ils achètent un maximum de pâtes et de masques sans penser aux autres, vous avez aussi, les indifférents et les indisciplinés, qui ne respectent pas les règles du confinement et mettent ainsi en danger la vie de leur entourage. L’égoïsme et l’irresponsabilité sont universels.   Voici quelques caractéristiques des comportements humains en tant que sujet.

Sujet de Savoir : Convaincre

Il existe une autre catégorie de gens qu’on peut appeler les “conscients” qui se comportent de manière responsable et qui croient en la science et au savoir. Ils prennent des mesures, ils respectent les règles du confinement, ils ne sont ni trop paniqués ni désespérément soucieux. Pour eux, le salut c’est de connaitre l’ennemi afin de le vaincre. Ils comparent les situations et les expériences des différents pays. Ils s’informent et lisent, ils écoutent les scientifiques, les épidémiologistes, les microbiologistes etc. Ils veulent d’abord se convaincre puis se persuader puisqu’il s’agit de leur vie. C’est pourquoi, pour eux, l’acte de persuasion laisse provisoirement sa place à l’acte de conviction.  Ils donnent de l’importance au discours scientifique et objectif exempté d’émotions, basé sur un certain logos construit sur des arguments d’autorité. En tant que récepteur de ce discours, ils mettent en doute et questionnent de la pertinence de toutes les informations qui circulent sur les réseaux sociaux et les médias.

Sujet romantique : Persuader

Force est de constater qu’une grande majorité des gens dans la panique et l’angoisse, face à l’épidémie, sont prêts à croire tout ce qu’ils lisent et tout ce qu’on leur dit dans les réseaux sociaux et les médias, même les rumeurs les plus folles. Obnubilés, à la limite fanatisés, par les discours recommandant un régime alimentaire contre le virus en attendant un vaccin, ils sont persuadés qu’ils vont vaincre le Covid-19 en consommant de la soupe de cervelle ou encore de la vitamine C. C’est pourquoi le discours mis au jour construit sur le pathos anime, d’abord, les émotions de la peur et ensuite celle de l’espoir. C’est un discours manipulateur basé sur le faux savoir.

Sujet fataliste : Croire (aveuglement)

En Turquie, il existe également, depuis le début de l’épidémie, un troisième groupe d’individus constitué par des sujets stimulés par leur croyance et qu’on peut qualifier de fatalistes. A l’instar du premier prêche du Père Paneloux, ils pensent qu’il faille se soumettre à l’épidémie puis qu’elle est venue de Dieu. Le seul salut c’est de prier et de supplier Dieu. Il faut s’incliner devant cette punition divine. C’est Allah qui va décider du sort que l’épidémie va réserver au monde. C’est pourquoi ils considèrent qu’il ne faut pas fermer les mosquées, maisons de Dieu. Ils ne croient ni en le savoir ni en la science. Selon eux, la fermeture des mosquées est le signe de la fin du monde, à tout le moins de leur monde. Venant de la Oumra de la Mecque, ils refusent d’être isolés pendant 14 jours et crachent à la figure des agents de sécurité qui les empêchent de sortir. Ces gens ne connaissent même pas les principes de base de l’Islam, religion basée sur la tolérance et la paix. Ainsi, constituent-ils un vrai danger pour la société. Comme affirme Camus, “le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l'ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n'est pas éclairée. Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n'est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c'est ce qu'on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l'ignorance qui croit tout savoir et qui s'autorise alors à tuer. L'âme du meurtrier est aveugle et il n'y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible.” On ne peut ni les convaincre ni les persuader. Conscient de ces faits, Recep Tayyip Erdogan, le président de la république, a cessé d’utiliser, dans ses discours, de termes ayant une connotation religieuse afin de lutter plus efficacement contre le Coronavirus.

Amour, solidarité et révolte

Il est indéniable que l’épidémie du Covid-19 va se terminer un jour, comme toutes les épidémies précédentes. Certains d’entre nous vont subir les ravages de cette épidémie alors que d’autres vont en payer le prix, peut-être même de leur vie. Il ne fait aucun doute, que l’humanité va avoir des séquelles psychologiques et physiologiques. Les chiffres  annoncés chaque jour représentent, en dehors de leur valeur statistique, un père, une mère, une sœur, un frère, une épouse, un époux, un ami, peut-être un enfant et surtout une grande tragédie et un grand chagrin des bien aimés perdus.  C’est pourquoi, on doit lutter contre le Coronavirus en croyant à la science et gardant du bon sens mais aussi de l’espoir comme Dr. Rieux qui, dans le roman, ne renonce jamais à son combat contre l’épidémie. Car pour lui, sauver même une seule personne est un bien très précieux. Le Père Paneloux dit «- Cela est révoltant parce que cela dépasse notre mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre ».  Rieux se redressa d'un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il était capable, et secouait la tête. -Non, mon père, Je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés. » Car le sens de l’amour et de la vie, pour le Dr. Rieux est lié à la solidarité et à la révolte. Il dit : « je me révolte donc nous sommes ! »

A la fin du roman, l’épidémie prend fin et les gens fêtent cela dans les bars et ils reprennent leurs anciennes habitudes comme si de rien n’était. Le temps, suspendu pendant la période de la peste, recommence à couler. Aujourd’hui, désespéré et vulnérable, face à l’épidémie du Covid-19, l’humanité est en train d’en passer par une épreuve mondiale cruciale. Et la question la plus importante qu’il convient de se poser, en tant qu’individu, en ces temps difficiles du Coronavirus est la suivante : « Est-ce que nous étions juste, responsable et surtout solidaire envers l’Autre en tant qu’homo-sapiens ? ». Par ailleurs, chaque pays devrait aussi tirer des conséquences de cette crise sanitaire. Il faut que tous les Etats du monde considèrent que cette pandémie est l’une des  conséquences possibles de la mondialisation et du capitalisme qui accentue l’écart entre les couches sociales, qui, par essence même, nous demande de consommer sans arrêt,  qui détruit la nature et l’environnement et qui bâtit des usines en Chine parce que la main-d’œuvre y est moins chère.  Sinon, il est fort à parier qu’une nouvelle pandémie ou nouvelles « pestes » vont  apparaitre un jour, sous un autre nom comme l’affirme Albert Camus à la fin du roman : « le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse .»

Duygu ÖZTİN PASSERAT, Professeure des Universités, Université Dokuz Eylul, Izmir, TURQUIE

Professeure des universités et directrice du département de la didactique du Français à l’Université Dokuz Eylul (Izmir-Turquie) où elle travaille depuis 1990. Elle donne des conférences et publie à l’étranger (France, Maroc, Hongrie,) de même qu’en Turquie. Ses recherches actuelles portent sur l’analyse du discours, notamment l’argumentation dans le discours médiatique, politique, littéraire et l’argumentation dans la didactique du français.

RELATED CONTENT

  • Authors
    Duygu Ôztin Passerat
    May 4, 2020
    Suite à l’épidémie de Corona apparue en décembre 2019 en Chine et que nous sommes en train de subir à l’échelle mondiale, les populations redécouvrent les romans relatifs aux épidémies. L’un de ces écrits les plus lus, traduit en 22 langues, est la Peste d’Albert Camus (1913-1960). Il vient de battre tous les records de vente sur les 2 derniers mois.  Ainsi, en Italie, l’un des pays où l’épidémie a frappé le plus durement en Europe, les ventes des deux derniers mois ont été multipl ...
  • April 30, 2020
    Face à la pandémie du COVID-19, un plan d’action a été établi autour de trois axes : santé, économie et ordre social. Dans chacun de ces champs, le concours des institutions publiques, du secteur privé et des membres de la société civile a permis jusque-là de limiter les dégâts et d’avoir un certain contrôle sur la pandémie. Sur le plan sanitaire, l’intervention vise une maîtrise de la progression de la maladie pour une meilleure absorption des flux par le système de santé, aux moy ...
  • Authors
    April 29, 2020
    Kim Jong-un, the dictator of North Korea, disappeared from public view after an appearance at a Workers' Party politburo meeting on April 11. The unpredictable leader did not appear to celebrate the anniversary of his grandfather’s birthday four days later, an important holiday for the nation. Then Mr Kim missed Military Foundation Day, on which he usually honors the military, the foundation of his absolute power. Rumors began to spread. The dictator was gravely ill, possibly dying. ...
  • Authors
    Paola Maniga
    April 29, 2020
    Tourism is considered one of the hardest hits by the COVID-19 outbreak. The sector is experiencing a rapid and sharp drop in demand and a surge in job losses at global level, putting many SMEs at risk. Despite tourism’s proven resilience in responses to other crisis, the depth and breadth of the current pandemic will likely have a longer lasting effect on international tourism compared to other industries, more likely to recover once major restrictions will be lifted. This is also d ...
  • Authors
    April 28, 2020
    In a previous article, we highlighted how developing economies have faced simultaneous shocks from their external environment, as pandemic and recession curves have unfolded abroad (Canuto, 2020a). In addition to financial shocks, there have been declines in remittances, tourism receipts, and commodity prices (Canuto, 2020b). The combination of these shocks with the hardships related to flattening domestic infection curves has configured what we have called a ‘perfect storm’ for dev ...
  • April 27, 2020
    Avec moins de 200 décès à ce jour, le Maroc a su enrayer l’épidémie de Covid-19. Mais le pays redoute une explosion de la pauvreté. Pour Karim El Aynaoui, président du Policy Center for the New South, il est essentiel de repenser l’économie marocaine. Bientôt deux mois après le premier cas déclaré de Covid-19, diagnostiqué le 4 mars, le Maroc est parvenu en grande partie à conjurer la menace sanitaire. Sur les presque 21 000 tests faits au 23 avril, il compte ainsi 17 295 cas négat ...
  • April 27, 2020
    Nous abordons la question de l’impact du climat sur la propagation de Covid-19 avec une certaine hésitation, car nous sommes des économistes, et non des virologues. Pourtant, le fait que les épicentres du Covid-19, de Wuhan à Téhéran, Bergame, Mulhouse, Madrid et New York, se trouvent en zone tempérée est d’une grande importance, puisque ces régions risquent de subir le plus grand nombre de décès et les plus grands dommages économiques. Les épidémies de grippe passées, dont beaucou ...
  • Authors
    Jordan Kronen
    April 27, 2020
    We are embroiled in a global emergency that we, as a species, have not previously experienced. This menace is responsible for massive numbers of premature deaths and, if left untreated, could forever threaten our global security. Misinformation about the cause and how best to address it, has been pervasive. If you thought I was referring to COVID-19, you would be wrong. Rather, I am speaking about something far more destructive: climate change. The World Health Organization (WHO) h ...
  • Authors
    Leila Farah Mokaddem
    April 24, 2020
    Alors que les pays africains semblaient être épargnés par le coronavirus en début de crise, il apparait clairement aujourd’hui que ces derniers souffriront également des retombées négatives de cette pandémie. Compte tenu du nombre de cas relativement bas en comparaison avec les autres régions du monde, les systèmes de santé ne sont pas encore soumis à la pression observée ailleurs mais cela ne saurait tarder. Cependant, les effets négatifs sur l’économie sont eux déjà largement per ...
  • April 24, 2020
    Policymakers across the world face a dilemma: to lockdown the economy, and see output and employment collapse, or to open and face a surge of COVID-19 infections and deaths that could overwhelm the medical system? The choice is especially stark in poor countries, where many depend on what they earn day to day, and where the medical system is entirely unequipped to deal with the virus. In this brief we assess the likely path and geographic spread of the epidemic. We do so by examinin ...