Publications /
Opinion

Back
Guerre aux migrants…et à leurs concitoyens: La limitation du nombre des visas français accordés aux citoyens des pays du Maghreb franchit une ligne rouge
Authors
September 30, 2021

Les faits ont été largement relayés par la presse : le mardi 28 septembre, le porte-parole du gouvernement français, Gabriel Attal, confirmait sur le plateau de la chaine de télévision Europe 1 la décision de réduire « drastiquement » le nombre de visas accordés aux citoyens des pays du Maghreb (pour la Tunisie un 30% et pour le Maroc et l’Algérie du 50% par rapport aux chiffres de 2020, déjà très bas à cause de la pandémie). Le porte-parole a expliqué cette décision par le fait que ces pays « refusent » de réadmettre leurs ressortissants et livrer de laissez-passer consulaires à des migrants ayant fait l’objet d’ordres de quitter le territoire (OQT) français. Et de poursuivre : « à partir de là, on a eu un dialogue avec certains pays du Maghreb, puis des menaces. Et aujourd’hui on met ces menaces à exécution" (sic).

L’annonce du gouvernement français appelle quelques premières réflexions :

La France franchit une ligne rouge en légitimant une politique du « tout est permis » dans sa guerre contre la migration irrégulière. La mesure frappe les citoyens de ces pays alors qu’elle est censée sanctionner un comportement des États, se transformant en réalité en une punition collective interdite autant dans le domaine scolaire que dans le droit de guerre. Elle consacre l’existence de citoyens de première classe dans les pays développés, avec plein droit à la mobilité internationale, et citoyens de deuxième classe des pays d’origine de la migration, avec une mobilité très restreinte. Par ailleurs, c’est une mesure régressive qui va à l’encontre de la mobilité des citoyens comme essence du processus de la mondialisation, déjà assez restreinte en vertu des obligations administratives et les coûts de plus en plus décourageants (€80 par visa pour les visas Schengen) imposés pour l’obtention d’un visa. En plus, elle pénalise le secteur touristique français, largement bénéficiaire du tourisme maghrébin, aux universités françaises qui accueillent des milliers d’universitaires maghrébins, ainsi qu’aux Maghrébins résidents en France, beaucoup d’entre eux naturalisés français, qui ne pourront plus, ou difficilement, recevoir leurs parents.

La réduction « drastique » annoncée par le gouvernement français risque de mettre à mal les relations économiques et sociales entre la France et ces pays, si on considère que les pourcentages de réduction prennent comme référence l’année 2020, quand les visas octroyés avaient déjà baissé sensiblement à cause de la pandémie (voir tableau, qui reflète des chiffres plus élevés que ceux reproduits par la presse car ils comprennent les différents types de visas). La réduction appliquée réduira ainsi le nombre de visas d’environ 8% à 12,5% de celui délivré en 2019.

Martin

En deuxième lieu, la mesure confirme l’obsession migratoire des gouvernements européens, prêts à toutes les pressions sur les migrants irréguliers eux-mêmes, mais aussi sur les pays d’origine qui ne coopèrent pas en matière des demandes de réadmission. Après avoir consacré une conditionnalité de la coopération au développement à la coopération migratoire en matière de réadmission depuis 2016[1], les pays européens passent aux actes, en liant le droit à la libre circulation internationale -moyennant l’obtention d’un visa- avec un processus, comme c’est le retour et la réadmission des migrants irréguliers expulsés, qui n’a rien à voir, et qui revient à la pratique administrative, policière et de coopération consulaire des États. Les pratiques de harcèlement et de chantage sont bien identifiées, et un récent séminaire de recherche à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone en a fait le constat.[2] Désormais, ces pratiques sont consacrées comme une politique publique explicite.

Une politisation de la politique migratoire de plus en plus dangereuse. La modalité -voire même la brutalité- de l’annonce en prime time réfère aussi à une autre caractéristique de plus en plus fréquente de la politique migratoire européenne, sa politisation, sa dérive vers la politique des symboles et des représentations plutôt que son ancrage dans le domaine de la rationalité politique dans la conversion entre moyens et objectifs des politiques publiques. Les analystes se sont accordés à signaler que cette annonce arrive précisément six mois avant les élections présidentielles françaises, et alors que la question migratoire est devenue une ligne de fracture fondamentale dans l’opinion publique française, indépendamment des éléments de rationalité dans la formulation de la politique migratoire liés aux besoins en main-d’œuvre du marché du travail, les droits humains ou le contrôle effectif des frontières. Or, précisément, cette politisation donne de l’impulsion à l’extrême droite européenne, acquise aux manipulations sur des questions comme le lien entre délinquance et immigration ou le coût d’accueil des immigrants irréguliers, y compris les mineurs non accompagnés. Par ailleurs, la nature arbitraire de la punition est évidente : pourquoi 30% ou 50%, au lieu, par exemple, d’un gel absolu de l’octroi de visas, pourquoi cette modulation entre pays? Pourquoi prendre comme référence une année tout à fait exceptionnelle comme 2020 ? Rien n’a été expliqué. L’annonce est plutôt conçue pour faire plier les gouvernements du Maghreb sous la pression du mécontentement de leurs citoyens, pas vraiment pour résoudre le problème du retour des migrants irréguliers, qui est une question très complexe avec des causes multiples (l’identification, et souvent même la détermination de la nationalité des migrants est très difficile, les systèmes juridiques protecteurs des garanties juridiques des judiciables des États européens entravent souvent les retours…).

Finalement, il s’agit clairement d’une décision contre l’Europe. Alors qu’il s’agit de visas Schengen, qui, en principe, donnent accès à l’ensemble du territoire des 26 pays européens signataires de l’Accord de Schengen (ce qui en principe permettrait aux autres États membres d’accorder des visas donnant le droit d’entrer aussi sur le territoire français), la France n’a pas attendu un consensus européen pour prendre des mesures aussi graves. En fait, des mesures de cette nature sont en discussion depuis deux ans au niveau européen, et l’action française met ses partenaires européens dans l’embarras de suivre son exemple ou renoncer à cette mesure de pression envisagée. Qui plus est, ce lien est déjà évoqué dans le Nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile, qui même s’il est toujours en discussion, est devenu rapidement le cadre de référence de la politique migratoire de l’Union européenne. En témoigne cet extrait :

« Les mesures prises par les États membres dans le domaine des retours doivent aller de pair avec une nouvelle impulsion visant à améliorer la coopération en matière de réadmission avec les pays tiers, complétée par une coopération en matière de réintégration, afin de garantir le caractère durable des retours. Pour ce faire, il faut avant tout mettre pleinement et efficacement en œuvre les vingt-quatre accords et arrangements européens existants en matière de réadmission avec des pays tiers, achever les négociations de réadmission en cours et, si nécessaire, lancer de nouvelles négociations, et trouver des solutions pratiques de coopération afin d’accroître le nombre de retours effectifs. Ces discussions doivent être replacées dans le contexte de l’éventail complet des politiques, outils et instruments de l’Union et des États membres qui peuvent être mobilisés de manière stratégique. Une première étape a été franchie avec l’instauration, dans le code des visas, d’un lien entre la coopération en matière de réadmission et la délivrance de visas. Sur la base des informations fournies par les États membres, la Commission évaluera au moins une fois par an le degré de coopération des pays tiers en matière de réadmission, et fera rapport au Conseil[3]. Un État membre peut également informer la Commission s’il est confronté à des problèmes pratiques importants et persistants dans le cadre de la coopération avec un pays tiers en matière de réadmission, ce qui déclenche une évaluation ad hoc. À l’issue d’une évaluation, la Commission peut proposer d’appliquer des mesures restrictives en matière de visas ou, en cas de bonne coopération, proposer des mesures favorables en la matière. »

Et résumés dans cette « action clé » proposée dans le texte du Pacte :

« La Commission, le cas échéant en étroite coopération avec le haut représentant et les États membres, utilisera le code des visas comme mesure pour inciter et améliorer la coopération en matière de facilitation des retours et des réadmissions »

Or, la France n’a pas attendu la mise en place de ce processus et a décidé d’agir unilatéralement, et précisément contre les pays du Maghreb avec lesquels elle est liée par des liens économiques, historiques et personnels très étroits. Et elle le fait seulement dix jours après avoir signé, dans un sommet des pays du sud de l’Union européenne tenue à Athènes le 17 septembre, une Déclaration appelant, entre autres, à «une position européenne unie et coordonnée à l’égard des pays tiers, afin de permettre et de maintenir une coopération fructueuse, notamment un système de retours et de réadmissions efficace”[4]. Bruxelles et les partenaires européens méditerranéens ont été pris à contrepied. Il est à noter que si le retour et la réadmission sont très peu effectifs avec les pays du Maghreb, ils le sont encore moins pour les autres pays d’origine, comme ceux d’Afrique subsaharienne ou d’Asie.

En tout cas, l’annonce du gouvernement français, comme la teneur du Pacte européen sur la migration et l’asile, confirment la centralité croissante de la question migratoire dans les relations entre les pays européens et le reste du monde. Elle reflète, aussi, la préoccupation européenne de la montée de la migration irrégulière depuis les pays du Maghreb causée par la pandémie, alors que depuis quelques années ces pays étaient considérés surtout comme des pays de transit pour les migrations subsahariennes.

Si personne ne devrait discuter le droit des États de décider, dans le cadre de leurs politiques migratoires, qui peut et qui ne peut pas rester sur leurs territoires respectifs, les mesures françaises donnent des signes très inquiétants. Au lieu d’une politique de coopération et d’incitations à l’adresse des pays d’origine, la France, et avec elle l’Europe, semblent opter pour une politique de menaces et de chantage.

 

 


[1]Voir Iván Martín (2021), “New Pact of Migration and Asylum in the European Union: What Stakes for the Maghreb and Africa?”, Policy Brief nº PB-21/03, Policy Center for the New South.

[2]EuroMedMig Roundtable, "Return Migration in a Critical Perspective: Questioning Concepts and Practices in the Mediterranean”, avec des interventions de Jean-Pierre Cassarino (IméRA, University of Aix-Marseille, et Collège d’Europe, Varsovie, Pologne) et Ioana Vrabiescu (WIRL-COFUND Fellow, University of Warwick), 24 mars 2021.

 

[3]Le rapport annuel sur la migration et l’asile pour 2020 a été publié par la DG HOME de la Commission européenne, le 29 septembre, au lendemain des mesures françaises.

[4]https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/09/17/declaration-du-8eme-sommet-des-pays-du-sud-de-lunion-europeenne.

RELATED CONTENT

  • Authors
    Yahya Drissi-Daoudi
    December 16, 2020
    During the last few weeks, the United States has seen unfold one of its most contentious elections to date, which also registered a record turnout. While the results trickled in after November 3, each camp reassured its base regarding its confidence in a win, President Trump going as far as calling the election in his favor on Twitter. The following weekend, news outlets began calling the Presidency in favor of former Vice President Joseph R. Biden, who served under President Obama ...
  • November 13, 2020
    A la veille des ultimes négociations sur les « relations futures », un accord entre le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE) paraît probable. D’abord, Londres voit s’envoler l’appui américain : contrairement à Donald Trump, le président élu Joe Biden est défavorable au Brexit. Il a annoncé qu’un accord commercial USA-Royaume-Uni serait exclu si une « frontière dure » était rétablie entre les deux Irlandes. Or, c’est justement ce qu’impliquerait une sortie sans accord : l’Irlande d ...
  • Authors
    April 9, 2020
    Our Senior Fellow, Len Ishmael has contributed to the Quarterly Journal by Beyond the Horizon ISSG (Volume 3 Issue 1), under the theme « Influencing and Promoting Global Peace and Security Horizon Insights », with a Policy Paper where she addresses China’s use of crises to « deepen and extend power and influence in Europe and the world ». Standing in solidarity with countries in Europe and elsewhere in the fight against COVID-19, China scores a diplomatic coup and extends its claim ...
  • Authors
    March 30, 2020
    */ Depuis le 12 mars, les frontières et les communications aériennes, maritimes et terrestres entre l’Espagne et le Maroc sont fermées à cause de la crise du COVID-19. Mais au-delà de la fermeture transitoire des frontières, la crise sanitaire, doublée de la crise économique qui se laisse déjà ressentir en Espagne, aura un fort impact sur un million de ressortissants marocains résidant en Espagne. Au 1er janvier 2019 (derniers chiffres officiels disponibles), leur nombre était de 8 ...
  • Authors
    Marta Domínguez-Jiménez
    Tianlang Gao
    November 26, 2019
    China and the European Union have an extensive and growing economic relationship. The relationship is problematic because of the distortions caused by China’s state capitalist system and the diversity of interests within the EU’s incomplete federation. More can be done to capture the untapped trade and investment opportunities that exist between the parties. China’s size and dynamism, and its recent shift from an export-led to a domesticdemand- led growth model, mean that these oppo ...
  • Authors
    Haizam Amirah Fernández
    Ignacio Cembrero
    Irene Fernández Molina
    December 4, 2018
    “What are the sources of tension in the Spain-Morocco relationship?” "¿Cuáles son los focos de tensión en la relación España-Marruecos?” ("What are the sources of tension in the Spain-Morocco relationship?”) is a Spanish-written article featured in the independent international-news analysis group Estudios de Política Exterior, providing an examination of Spanish-Moroccan relations written by four authors, namely OCP Policy Center's Senior Fellow, Rachid El Houdaigui. ...
  • Authors
    November 6, 2018
    “WIR SCHAFFEN DAS,” OR DRAGON BLOOD AND TOUGH SKIN She is modest. Powerful. Thoughtful. The most influential politician of Europe, no, in the world, as US magazine Time stated in a cover story, declaring the German as “person of the year” — in 2015. Often this powerful woman does her grocery shopping without a bodyguard, and only really dresses up for one annual gala, the Wagner-festival in Bayreuth. She enjoys opera, a sharp contrast to her speeches. Richard Wagner, the composer i ...
  • Authors
    Sabine Cessou
    September 6, 2018
    Le partenariat Europe-Afrique-Méditerrannée Comment renforcer la relation historique entre l’Europe et l’Afrique, et faire en sorte que le développement des deux continents se fasse en osmose ? C’est la question qu’a posée Gilles Pargneaux, euro-député français issu du mouvement « En marche », dans sa présentation d’une conférence organisée en partenariat avec OCP Policy Center, au Parlement européen, à Bruxelles, le 4 septembre 2018.  Président-fondateur de la Fondation EuroMedA ...
  • Authors
    August 28, 2018
    A NATION CRAVING TO RETURN TO GREATNESS It was yet another turbulent episode reflecting the dark sides of politics and secret service conspiracies. Murder is the message. “Do not mess with us.” The killers wore turbans and spoke Arabic. What else is new? It was dark, not a good time to drive on a hellhole of a road in the Central African Republic, one of the poorest nations of the world. So poor that death has no price. Not many streets are paved and streetlights are as frequent as ...
  • Authors
    May 31, 2018
    بعد التنظيم الجديد للعالقات بين اإلتحاد األوروبي و دول إفريقيا، الكاريبي، و المحيط الهادئ المتوقع في شهر فبراير 2020 ،يصبح من الضروري إعادة النظر إلى إطار الشراكة بين الدول األوروبية و اإلفريقية مع طرح اقتراحات تضم عناصر جديدة من أجل تحقيق تعايش جماعي. من بين اإلجراءات الممكنة لتحقيق هذا التعايش: إعطاء األولوية للتعليم، خلق فرص الشغل للشباب عبر .التنمية اإلقليمية ، و تعزيز الشراكة بين القطاع العام و الخاص بمجال البنية التحتية. من جهة أخرى، في بلدان إفريقيا السائرة في طور النمو و الط ...