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Au-delà des dichotomies : ruptures et continuités, autoritarismes et démocraties
Authors
Zineb Faidi
April 5, 2024

L’actualité politique en Afrique est marquée par une série de ruptures qui fait écarquiller les yeux de certains observateurs. Une vague de coups d’État, le retrait de la France de certains pays du continent, la fin du G5 Sahel, la création de l’Alliance des États du Sahel (AES) et le disloquement d’une des Communautés économiques régionales (CER) les plus « intégrées » d’Afrique, la CEDEAO, sont des évènements, tantôt perçus comme une bouffée d’air frais et un espoir de renouveau au nom de la souveraineté, tantôt vus comme des menaces à la démocratie et au multilatéralisme. Une position réaliste, voulant évaluer les opportunités et les défis que présentent ces situations, se révèle toutefois plus intéressante que l’idéalisme que peut comprendre à la fois le (dés)espoir et les idéaux de la « démocratie » et du « multilatéralisme ». Bien que cette position équilibrée semble intéressante, elle s’ancre d’office dans un nombre de critères qui voient déjà dans ces situations des « opportunités » et des « défis ». Des opportunités pour qui ? des défis à quoi ?

À travers une approche critique de la « démocratie africaine » et de « l’intégration régionale », au nom desquels des sanctions sont imposées et des interventions légitimées, dans un contexte de rivalités des puissances (Mehta 2023), et de récession globale de la démocratie (Aidi 2022), cet article propose un regard rapide sur un ensemble d’éléments structurels qui sous-tendent la complexité de ces évènements.

Des régimes hybrides 

Le concept de démocratie implique la mise en place de modèles politiques, parfois perçus comme occidentaux et forcés, dans un sol culturel, historique et social radicalement différent.1 Cette perception d’une démocratie ‘importée’ s’est donc souvent heurtée à des obstacles majeurs, donnant naissance à des formes de gouvernance qui, bien que démocratiques en apparence, cachent des pratiques autoritaires. Cette dynamique est ce que Hilgers et Mazzocchetti (2010) appellent le « semi-autoritarisme », une configuration politique qui mêle formellement des éléments démocratiques et autoritaires de manière complexe et parfois contradictoire. Parmi les pratiques « autoritaires » qui en découlent, on trouve la corruption, le népotisme, et diverses formes de répression politique. Les élections, par exemple, peuvent être régulièrement organisées, mais leur intégrité est souvent compromise par la manipulation, l'intimidation des électeurs, et l'usage des ressources de l'État pour favoriser les partis au pouvoir. Ces pratiques permettent aux élites au pouvoir de consolider leur emprise sur l'État et ses ressources. Ainsi, les régimes semi-autoritaires sapent les fondements de la responsabilité et de la représentativité qui sont au cœur de la démocratie.

Cette hybridité ou « gouvernance rebelle » (Aidi 2022) soulève d'importantes questions sur la légitimité de ces régimes. La légitimité, dans ce contexte, repose non seulement sur la conformité aux procédures démocratiques formelles, mais aussi sur la capacité du régime à répondre efficacement aux besoins et aux aspirations de la population. C’est dans ce cadre de distribution des ressources que le concept de « big man » semble pertinent.

Le concept de "big man" en Afrique évoque l'image de leaders puissants au cœur des dynamiques politiques et économiques de leurs pays. Ces figures dominantes incarnent un modèle de gouvernance où la concentration du pouvoir et des ressources joue un rôle central dans le maintien de leur autorité. Pierre-Joseph Laurent (2000) explore cette notion en soulignant comment ces leaders accumulent des richesses, non seulement pour leur propre bénéfice mais aussi comme moyen de consolider leur réseau de soutien à travers la redistribution.

Bien que le phénomène des "big men" existait dans certaines pratiques précoloniales de leadership, il a été exacerbé dans le contexte moderne par les réalités de l'État-nation et les dynamiques du marché global. La colonisation et la formation ultérieure des États africains ont souvent renforcé ces dynamiques de pouvoir, en imposant des structures politiques et économiques qui favorisent la centralité du pouvoir (Laurent & al. 2021).

Dans un tel contexte, l'instauration d'une véritable alternance politique devient particulièrement ardue. Ce modèle de gouvernance mine les fondements d'une démocratie participative, où le pouvoir est censé émaner du peuple et être soumis à son contrôle. Ainsi, le coup d’État devient le seul moyen d’assurer une alternance mais ne garantit aucunement un changement structurel.2 Bien au contraire, la dernière vague de coups d’État et le soutien populaire qu’elle a généré, reflète un désenchantement profond vis-à-vis des processus démocratiques, menant à une érosion de la confiance en ces mécanismes (Akwei, Machar, et Mnyandu 2023).

Les limites de l’intégration régionale 

Apparaissent, dès lors, les limites de « l’intégration régionale », étant basée sur les valeurs « démocratiques » et de « respect de l’État de droit » pour promouvoir la « stabilité politique ». L'intégration régionale en Afrique, notamment à travers des Organisations comme la CEDEAO, représente une aspiration à l'unité politique, économique et sociale entre les États membres. Toutefois, cette ambition se heurte à d'importants défis, exacerbés par des instabilités politiques récurrentes, soulignant les vulnérabilités et les limites inhérentes aux modèles d'intégration régionale, particulièrement ceux calqués sur l'expérience européenne. La non prise en compte des économies « informelles » et de la complexité des relations transfrontalières sont parmi les critiques adressées au modèle.

Les critiques à l'égard de la CEDEAO et le retrait de certains États membres ont conduit à une remise en question de sa légitimité et de son efficacité. En effet, selon les expériences passées, les réponses de la CEDEAO peuvent exacerber les tensions régionales. Ces tensions sont souvent alimentées par la perception que l'Organisation favorise les intérêts de certains États membres au détriment d'autres, ou qu'elle est influencée par des puissances extérieures. Ces arguments ont été brandis pour justifier le retrait des États de l’AES.

Dans ce cadre, les sanctions internationales, spécialement celles motivées par des coups d'État, représentent un outil diplomatique complexe et parfois controversé. Ces mesures visent à rétablir l'ordre constitutionnel et promouvoir la démocratie, mais elles s'accompagnent de dilemmes significatifs liés à la souveraineté nationale. Elischer et Lawrance (2022) expliquent que cette perception découle d'une tension fondamentale entre les normes internationales, qui valorisent la démocratie et les droits humains, et le principe de non-ingérence, qui est une pierre angulaire de l'ordre international moderne.

L'efficacité des sanctions internationales est également mise en question, notamment en raison de leur impact sur les populations locales. Bien que ciblées théoriquement pour minimiser les conséquences sur les citoyens, les sanctions économiques et politiques entraînent le plus souvent des conséquences drastiques sur les populations. De plus, l'efficacité des sanctions en termes de restauration de la démocratie est discutable, comme le montrent plusieurs cas où les sanctions n'ont pas conduit à des changements politiques significatifs ou ont même renforcé la détermination des régimes autoritaires.

Cette situation complexe conduit à reconsidérer les modèles de gouvernance en Afrique, suggérant un besoin de formes adaptées aux réalités et aspirations locales, au-delà de la simple opposition entre démocratie et autoritarisme militaire. La recherche d'alternatives, comme l'adoption de modèles de gouvernance plus locaux incluant les autorités traditionnelles, demeure un défi complexe à relever.

 

Bibliographie:

Aidi, Hisham. 2022. « African Democracy in Crisis ». Policy Center for the New South.

Abdoulaye,Mohamadou. 2018. « État, pouvoirs locaux et insécurités au Sahel : L’intégration différenciée des communautés locales dans la construction de l’État-nation au Niger et au Mali ». Afrique contemporaine N° 265 (1): 77 97. https://doi.org/10.3917/afco.265.0077.

Akwei, Benjamin, Benjamin Aciek Machar, et Phiwokuhle Mnyandu. 2023. « ‘Debris’ of Coups D’état: Electoral Democracy, Election Violence, Political Vigilantism, and Elections Securitizations in Africa ». South Asian Research Journal of Humanities and Social Sciences 5 (03): 65 75. https://doi.org/10.36346/sarjhss.2023.v05i03.006.

Allal, A. (2010). Les configurations développementistes internationales au Maroc et en Tunisie : des policy tranfers à portée limitée. Critique internationale, 48, 97-116. https://doi.org/10.3917/crii.048.0097Laurent,

Diallo. Adama, 2021. "Les facteurs historico-geographiques de la crise sécuritaire au Sahel: Cas du Burkina Faso, Mali et Niger.

Elischer, Sebastian, et Benjamin N. Lawrance. 2022. « Reassessing Africa’s New Post-Coup Landscape ». African Studies Review 65 (1): 1 7. https://doi.org/10.1017/asr.2022.33.

Hilgers, Mathieu, et Jacinthe Mazzocchetti. 2006. « L’après-Zongo : entre ouverture politique et fermeture des possibles ». Politique africaine 101 (1): 5. https://doi.org/10.3917/polaf.101.0005.

Laurent, Pierre-Joseph. 2000. « Le « big man » local ou la « gestion coup d’État » de l’espace public: » Politique africaine N° 80 (4): 169 81. https://doi.org/10.3917/polaf.080.0169.

Lyammouri, Rida. 2021. « Tillabéri Region, Niger: Concerning Cycle of Atrocities ».

Mehta, Shalin. 2023. « The Sahel as a Geopolitical Laboratory: Long-Term Instability as a Result of Great Power Rivalry ». SSRN Scholarly Paper. Rochester, NY. https://doi.org/10.2139/ssrn.4541836.

 

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[1] Pour aller plus loin sur les transferts de modèles, notamment développementalistes, voir les travaux de Amin Allal (2010). Par ailleurs, il faut tenir compte ici de l’existence d’autres formes de « gouvernance démocratique » (participatives, par consensus etc.) en Afrique précoloniale, toujours en vigueur dans certaines régions, dans un contexte de pluralisme de normes et de pratiques politiques.

[2] La construction de lÉtat-nation africain pose ces défis politiques en plus des défis sécuritaires en raison de frontières non-conformes aux réalités anthropologiques. Dans ce sens, Mohamadou (2018) et Lyammouri (2021) expliquent comment l’intégration différenciée des communautés locales dans le processus de l’État-nation contribue à la situation sécuritaire de la région. A. Diallo (2021) ajoute que les frontières établies par les puissances coloniales ont été maintenues dans le cadre du dogme du droit international. Cependant, ces frontières et le modèle français de l’État unitaire ne tiennent pas compte des réalités ethniques et culturelles précoloniales, ce qui crée des défis en termes d'identité, de gouvernance et de sécurité.

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