Publications /
Opinion

Back
L’élection de Kais Saied comme troisième Président de la 2ème République : un changement dans le paradigme politique tunisien
Authors
Abdessalam Jaldi
October 23, 2019

Le scrutin électoral tunisien du deuxième tour, caractérisé par un sursaut de participation des électeurs qui a atteint le taux de 60%, s’est achevé par une élection nette et confortable de Kais Saied comme 3ème Président de la II République en recueillant 72% des suffrages. Son programme politique, associant un conservatisme sociétal à une révolution institutionnelle du pouvoir, renversant la pyramide de l’Etat au profit des conseils locaux dans la perspective de libérer la jeune démocratie des concepts classiques parmi lesquels il range la souveraineté nationale et la démocratie représentative, a incontestablement séduit la majorité des Tunisiens souhaitant mettre fin à la prépondérance d’un establishment politique ayant trahi les espérances socio-économiques de la Révolution de 2011. Par bien des aspects, on assiste à la fin du cycle politico-idéologique qui a structuré le paysage politique post 2011, mais dans quelle mesure l’élection de Kais Saied orchestre-t-elle un changement dans le paradigme politique tunisien post-révolutionnaire ?

LE PHENOMENE KAIS SAIED

Comment interpréter le succès du conservateur révolutionnaire Kais Saied dans les urnes ? Dépourvu de toute structure partisane et adepte d’une campagne low-cost avec des bénévoles et des technophiles, allant jusqu’à récuser le financement public auquel il avait droit, le candidat Saied a brisé les codes du combat électoral. Son slogan de campagne : « la loi appliquée à tous, sans distinction », où il promet de relancer (par le droit) la Révolution de 2011, a ébranlé les clivages traditionnels entre les conservateurs islamistes et les libéraux progressistes ayant structuré le paysage politique postérieur aux évènements de 2011. Tout en revendiquant son indépendance vis-à-vis de toute forme d’entreprise politique, cette posture lui a permis de fédérer 90% du corps électoral de moins de 30 ans et même 50,08% des voix chez les électeurs de plus de 60 ans, issus des diverses mouvances sociétales qui se sont reconnus dans son discours (libéraux, conservateurs, centristes, nationalistes…), voyant en lui, non seulement un rempart contre un establishment déconnecté des réalités socio-économiques quotidiennes des concitoyens, mais surtout comme un candidat intègre en mesure d’éradiquer la corruption qui étrangle le pays du Jasmin. « Les électeurs ont opté pour un projet de moralisation de la vie politique, de lutte contre la corruption et qui donne plus de pouvoir aux entités locales », affirme le politologue Selim Kharrat.

Composante instinctive de la tendance du « dégagisme » qui a caractérisé les doubles scrutins présidentiel et législatif, la posture du nouveau Président élu opère une synthèse parfaite entre un conservatisme socio-religieux et une forme d’organisation politique proche de la conception rousseauiste du pouvoir, qui préconise un régime de démocratie directe où le peuple souverain, délègue ses pouvoirs aux élus avec des limites très importantes. Alors que ses positions réfractrices à la promulgation de la parité successorale, à la dépénalisation de l’homosexualité et à l’abolition de la peine de mort, ont rencontré un important écho auprès de l’électorat conservateur de la formation islamiste d’Ennahda, sa révolution institutionnelle qui consiste à délocaliser les problématiques du développement au niveau local, en impliquant les citoyens dans les assemblées locales dans la perspective de restituer le pouvoir au peuple, lui a permis de rassembler les bourgs de l’arrière-pays, bien éloigné du littoral de l’élite libérale. Cette décentralisation du pouvoir consiste dans l’élection d’un représentant au scrutin uninominal à deux tours, parmi des candidats parrainés par un nombre égal de femmes et d’hommes, pour constituer des conseils locaux dans chacune des 264 délégations, d’où émaneraient des conseils régionaux et, in fine, l’Assemblée nationale. Lesdits conseils locaux auraient pour vocation d’élaborer des politiques publiques et développementalistes propres aux caractéristiques et aux besoins de chaque région, tout en octroyant aux citoyens le droit de révoquer leur confiance aux députés locaux s’ils contreviennent à leurs devoirs. Cependant, il promet de ne pas démanteler la Constitution de 2014, insistant sur le respect du droit et de la volonté populaire avec des mandats révocables : « Une justice indépendante vaut mieux que 1000 Constitutions », a-t-il martelé dans le dernier débat télévisé l’opposant à son concurrent libéral, Nabil Karoui.

L’AVENIR DE LA RELATION ENTRE L’EXECUTIF ET LE LEGISLATIF

L’élection de Kais Saied fait rejaillir la question de la future relation entre l’exécutif à Carthage et le Parlement au Palais du Bardo où se concentre l’essentiel du pouvoir en vertu de la Constitution de 2014 qui définit les bases du régime parlementaire tunisien. En effet, le Chef de l’Etat ne dispose que de prérogatives cantonnées dans les domaines de la défense, de la sûreté nationale et des relations extérieures. Il en va qu’il devra obligatoirement nouer des relations harmonieuses pour tenir ses promesses électorales. Toutefois, la nouvelle Assemblée issue du scrutin législatif du 06 octobre sera composée d’une multitude de partis politiques divergents, préludant des tractations ardues pour constituer le prochain gouvernement et éventuellement légiférer, sachant que ces formations sont adeptes de la démocratie représentative dans le cadre d’un régime parlementariste. La formation du prochain gouvernement sera confiée soit à Ennahda qui a recueilli 52 sièges, ou au Cœur de la Tunisie qui s’est adjugé la deuxième place avec 38 sièges. La fragmentation du Parlement exacerbe la question des alliances parlementaires, indispensables dans tout régime politique de nature parlementaire, surtout que le projet de réforme institutionnel de Kais Saied, fondement de son programme, requiert l’approbation des deux tiers du Parlement pour réviser la Constitution. Cela signifie que le Président peut ne pas être en mesure d’exécuter ses promesses électorales, compte tenu des compétences présidentielles limitées par la Constitution.  

Dans cette perspective, Ennahdha dont le dogme idéologique est similaire au conservatisme sociétal que prône le nouveau Président élu, aura autant de difficultés à atteindre la majorité de 109 sièges constitutive du gouvernement. Les ralliements de la famille conservatrice, par exemple, avec le mouvement islamo-conservateur Karama arrivé quatrième aux élections législatives, avec 21 sièges, ou l’alliance avec des indépendants pourraient être déterminants dans la formation du prochain cabinet. En contrepartie, le parti libéral Au Cœur de la Tunisie piloté par Nabil Karoui qui refuse de coopérer avec Kais Saied, aura vocation à mener l’opposition. Il se peut aussi qu’il soit en mesure de former le prochain gouvernement, s’il parvient à rassembler l’ensemble des mouvances constituant la famille moderniste à l'Assemblée des représentants du peuple. Il convient de noter que le parti Courant démocrate, de tradition social-démocrate, constitué par le militant des droits de l’homme Mohamed Abbou et arrivant troisième dans les élections législatives, avec 22 sièges, tout en ayant fait du discours anticorruption un principe de campagne, a refusé de former une coalition avec la formation de Karoui.

Le morcèlement du Parlement fait que Kais Saied pourra se retrouver isolé à Carthage, d’autant qu’il a réitéré, à maintes fois, vouloir agir dans le respect de la Constitution et des lois. Il pourra dissoudre le Parlement à l’expiration du délai de 2 mois accordé aux parlementaires par la Constitution pour former le gouvernement. Il peut aussi, en tant que constitutionnaliste, interpréter les textes qu'il connait parfaitement pour prendre les initiatives législatives que lui accorde la Constitution pour orienter ses réformes. Mais, c’est surtout sa capacité à incarner le changement qu’il symbolise et l’équation parlementaire dont il a besoin pour exécuter ses réformes, qui détermineront son autorité d’arbitre et sa vocation de réformateur, sans quoi il risquera d’épuiser son capital politique auprès de son électorat.   

LA POLITIQUE MAGHREBINE DE KAIS SAIED

Au sujet de la politique maghrébine de Kais Saied, ce dernier ne cache pas une identité sourcilleuse, puisée dans une sensibilité maghrébine. Le point 14 de son programme présidentiel relatif à la politique maghrébine, comprend le projet de mise en place d’une commission maghrébine sous médiation tunisienne, chargée de résoudre l’ensemble des différends entre Rabat et Alger, allant des frontières fermées au dossier du Sahara qui bloquent la construction maghrébine, afin de relancer l’Union du Maghreb et de favoriser l’intégration. Cette proposition reste toutefois peu réaliste à moyen terme, compte tenu de la crise politique qui sévit à Alger entre un establishment militaire refusant de renoncer au pouvoir et une opposition qui ne faiblit pas et demeure déterminée à dépolitiser progressivement l’armée. Notons que SM le Roi Mohammed VI a félicité le nouveau Président élu, en considérant que son élection : « reflète la grande confiance que le peuple tunisien a placée en vous, en reconnaissance de vos sentiments de patriotisme sincère et de votre attachement indéfectible à servir ses intérêts suprêmes ». Dans la même veine, le Président algérien intérimaire Abdelkader Bensalah a eu une conversation téléphonique avec son homologue tunisien le félicitant et l'assurant qu’Alger serait durablement aux côtés de Tunis, tout : « en œuvrant au renforcement des relations de fraternité, de coopération et de solidarité entre l'Algérie et la Tunisie, au mieux de leurs intérêts mutuels ». Pour sa part, le Président Kais Saied a d’emblée annoncé que sa première visite d’Etat sera pour l’Algérie. Visite qui reste cependant illusoire à cause des caractéristiques inhérentes au paysage politique algérien actuel.  

CONCLUSION :

Les nouvelles formes de mobilisation politique et de financement participatif incarnées dans l’élection de Kais Saied peuvent faire entrer le pays dans un nouveau cycle politique. Nous sommes encore bien loin d’une fin de l’histoire tunisienne au sens Fukuyamien du terme, selon laquelle la démocratie poussée par l’économie libérale, accélère la marche vers le progrès.

RELATED CONTENT

  • Authors
    Pierre Jacquemot
    December 26, 2019
    Depuis 2000, selon une approche et un calendrier qui ont été maintes fois modifiés, les 15 membres de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ont exprimé leur volonté d’accélérer le processus d’intégration monétaire dans la région. Le récent débat autour de la Zone franc et sa réforme, désormais décidée avec la France, mais également l’enthousiasme manifesté autour de la création de la Zone de libre-échange continentale (ZLEAf) formellement créée le 30 ma ...
  • Authors
    December 25, 2019
    It is reported in 2017 that the world’s most active armed conflict zones involved disputes related to selfdetermination, with an estimated civilian death-toll of over 20 million, and there were over 60 ongoing selfdetermination conflicts in the world. While Brexit, Barcelona and Crimea’s separation from Ukraine have received worldwide attention today in respect to separatism, “Africa is home to a number of separatist movements”. In fact, separatism in Africa has been discussed compr ...
  • Authors
    Sabine Cessou
    December 24, 2019
    She was 31 years old and had just set up the New Work Lab, a coworking and start-up accelerator space, in Morocco in 2013, when she was selected as one of the Atlantic Dialogues Emerging Leaders. Fatim Zahra Biaz already had an extensive professional background, which reflected her quest for meaning in work: a graduate of Edec, a business school in Lille, she had worked in Paris in "change management" consulting. "I couldn't sense the impact I was looking for in my work, be it econ ...
  • Authors
    Naakoshie Mills
    December 24, 2019
    In September 2018, President Nana Akufo-Addo of Ghana, declared 2019 “The Year of Return” for African descendants’ travel to Ghana, symbolizing 400 years since the first enslaved African arrived in Jamestown, Virginia in 1619. His announcement garnered positive reactions from the African American community in the United States and served to further inculcate linkages between Africans and their Diasporan counterparts. President Akufo-Addo follows a rich history of pan-Africanism on t ...
  • Authors
    Sabine Cessou
    December 24, 2019
    Elle avait 31 ans et venait tout juste de monter le New Work Lab au Maroc, en 2013, un espace de coworking et accélérateur de start-ups, quand elle a été sélectionnée pour faire partie des Atlantic Dialogues Emerging Leaders. Fatim Zahra Biaz avait déjà tout un parcours, qui correspondait à sa quête de sens dans le travail : diplômée de l’Edec, une école de commerce à Lille, elle avait travaillé à Paris dans le monde du conseil en « change managagement ». « Je ne sentais pas l’impa ...
  • December 19, 2019
    Emerging market and developing economies: Engine of the global economic growth despite some vulnerabilities1 After a long spell of slow growth post-crisis, the global economy’s recovery was mainly supported by the improvement of emerging markets and developing economies growth. However, this recovery is subject to wide-ranging uncertainties and is now in some danger. According to the IMF, the global economic growth is expected to fall to 3 % in 2019, the lowest level since 2008. Th ...
  • Authors
    Numéro spécial du cahier du plan - Volume 2
    December 18, 2019
    Lors du colloque autour du thème « Croissance économique au Maroc : théories, évidences et leçons des expériences récentes », organisé conjointement par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) et le Policy Center for the New South et accueilli par le HCP en mai 2017 dans ses locaux à Rabat, des experts et praticiens de près de 30 institutions académiques et non académiques ont échangé et débattu de la croissance économique au Maroc dans un framework transverse alliant le théorique au pra ...
  • December 17, 2019
    L’Inde est confrontée, aujourd’hui, à plusieurs défis énergétiques : - Assurer la sécurité énergétique du pays, en généralisant l’accès pour tous à l’électricité. Ce qui n’est pas le cas en 2019. - Le faire en réduisant sa dépendance aux énergies fossiles, afin de mieux répondre aux orientations des Conférences des parties, COP 21 et COP 22. Pour cela, les autorités gouvernementales vont mener, dès 1981, une réflexion sur les énergies renouvelables, les conduisant à privilégier l ...
  • December 17, 2019
    Across Africa, many rural communities still depend on manual and animal power for their farm needs, whether it is for production, harvesting or postharvest activities. In fact, in sub-Saharan Africa, engine power represents a meagre 10 per cent of all energy used on farms, compared to 50 per cent in developing regions. Without access to mechanised tools and technologies, farming is a tough, laborious and time-consuming process. Farmers are often left with small harvests, low income ...