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Le digital : une opportunité ou une menace pour l’emploi ?
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March 10, 2020

L’avènement de la quatrième Révolution industrielle et les mutations qu’elle implique dans le monde du travail nous obligent à nous intéresser à l’histoire de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et à s’interroger sur le devenir de ses apports en matière de protection des droits des travailleurs. C’est dans cette perspective que le Policy Center for the New South, en partenariat avec Geneva Institute et la Revue internationale de politique de développement, a organisé, le 9 janvier 2020, une conférence où il a été question de la digitalisation du travail et du rôle de l’OIT en matière de protection sociale dans les pays du Sud. Les contributions scientifiques à la dernière édition[1] de la Revue internationale de politique de développement de l’IHEID[2] ont servi de toile de fond à la rencontre. Christophe Gironde et Gilles Carbonnier y ont dressé un regard, à la fois rétrospectif et prospectif, sur l’évolution de l’Institution, tout en faisant ressortir les défis auxquels elle fait face.

Si selon certains, ouvrir la boîte de Pandore de l’OIT et étudier ses goulots d’étranglement, après un siècle de son existence, n’a pas grand intérêt, il est tout de même important de différencier et de sérier les limites ayant gêné cette institution dans l’accomplissement de la mission morale à laquelle elle s’est attelée depuis sa création. Cet exercice est capital en vue d’en faire une réflexion sur les voies d’une refonte permettant d’amener l’OIT à sortir de l’anachronisme de ses attributions, compte tenu de l’évolution du monde du travail et des remises en question qu’elle suscite en termes d’efficacité.

S’en frotter les mains ou s’en mordre les doigts?

Il est indénibale, aujourd’hui, que les marchés de l’emploi se sont de plus en plus complexifiés et la digitalisation y a contribué pour beaucoup. La reconfiguration universelle du monde du travail suscite la controverse au sein de la communauté scientifique et fait raviver le vieux débat du remplacement de l’homme par la machine sur lequel Acemoglu et Restrepo se sont penchés il y a quelques années[3]. Sans chercher à alimenter les inquiétudes ou faire exacerber l’engouement vis-à-vis du travail digital, Stefano Belluci et Eric Ontenyo ont, de leur part, tenté d’élucider quelques effets à l’origine de cette reconfiguration.

Dans leurs presentations, S. Belluci et Eric Ontenyo ont déroulé la théorie de disparition des emplois qu’ils ont tenté de mettre en évidence. Laquelle théorie s’appuie sur un effet de déplacement ou ‘’displacement effect” et un effet de remplacement “replacement effect”. Le premier se rapporte à la substitution des travaux pouvant être réalisés par les êtres humains dans de nombreux domaines d’activité par les technologies d’automatisation. Selon lui, ces technologies auraient un caractère ambivalent car, d’un côté, elles permettent une augmentation de la productivité et de la valeur ajoutée et, de l’autre, elles contribuent au rétrécissement de la demande sur le travail, en touchant plus particulièrement la main-d’oeuvre non qualifiée. Le deuxième effet serait plutôt lié à l’investissement massif dans ces nouvelles technologies conduisant à l’élargissement de quelques marchés d’emploi, notamment celui du secteur IT, désormais florissant et très demandeur en main-d’oeuvre qualifiée (Ingénieurs informaticiens, développeurs, spécialistes Big Data etc). A ces deux effets, s’ajoute celui dit d’’’effet entonnoir’’, car la demande sur l’emploi se concentre sur le secteur IT. Horizontalement, au détriment des emplois manuels sur un large spectre d’activités et, verticalement, sur l’intégralité des maillons des chaînes de valeurs.

Tant qu’elles déplacent les emplois vers d’autres secteurs, ces nouvelles technologies génèrent du chômage, d’autant plus que la main-d’œuvre non qualifiée ne peut prétendre qu’à des emplois peu ou sous-qualifiés, à l’inverse des travailleurs qualifiés qui, eux, peuvent prétendre à des marchés où les emplois sont jugés stables ou non menacés par la digitalisation. De quoi faire jaillir la question des inégalités au coeur de la controverse évoquée par Stefano Belluci: Est-ce l’homme ou la technologie qui crée l’inégalité?

A quoi ressemblera le futur du travail ? 

Les travaux de recherche de Filipe Calvao, chercheur à l’IHEID, peuvent servir de point de départ pour cerner les contours du travail digital. Celui-ci  a présenté quelques résultats préliminaires de sa recherche exploratoire en anthropologie portant  sur les chauffeurs de la plateforme Uber dans cinq villes africaines[4]. Partant d’un travail ethnographique, il étudie comment les chauffeurs s’approprient cette plateforme de service en ligne, en évaluant le potentiel de déqualification et de mobilité professionnelle vers le bas. Sa recherche empirique retrace les contours de la période post-salariale du travail, en mettant en lumière les nouveaux modes d’association et de collaboration des plateformes de services en ligne (Une gouvernance algorithmique, un désir d’autonomie, de fléxibilité et de liberté recherché par les collaborateurs, la monétisation autonome de soi etc.).

Les plateformes digitales semblent renverser les schémas classiques du travail salarié, connu pour être régulé par des rapports contractuels entre “parties prenantes” et de nature hiérarchique entre employeurs et employés. Toutefois, le travail numérique connait des dérives qui échappent au contrôle des gouvernants, compte tenu des pratiques de contournement des réglementations nationales en matière de droit du travail, qui, dans la majorité des cas, incarne le modèle industriel post Première Guerre mondiale. Selon Filipe Calvao, il y a tout intérêt à se saisir des réponses sociales et politico-juridiques pour encadrer ces mutations que connaît le monde du travail.

L’OIT face aux challenges du travail digital

Depuis sa création, l’OIT fonctionne contre vents et marées pour faire valoir sa mission morale en matière de protection sociale. Avec des ressources financières limitées et faute de mécanismes de sanction, elle ne pouvait pas compter sur ses outils de persuasion pour encadrer les effets d’une nouvelle mutation économique sur le monde du travail. Selon le juriste Meknassi Filali Rachid, l’OIT n’a pour fonction que de produire des normes qui n’ont pas été produites depuis déjà une vingtaine d’années et qui ne sont ratifiées ni par la Chine, ni par les Etats-Unis. Avec son mode de fonctionnement tripartite (Etats; organisations patronales; organisations syndicales) où les intérêts des parties divergent largement, la voie du multilatéralisme semble aussi être une impasse. L’OIT est tout de même vouée à maintenir ses engagements en termes de droit du travail et de protection sociale, à l’image des acquis obtenus dans le secteur des travailleurs domestiques et du secteur halieutique qui lui valent une reconnaissance. Preuve que même sans effets contraignants d’un point de vue juridique, des avancées peuvent être obtenues par la voie incitative quant la conscience collective appelle présente. Les échelles d’intervention, autant que les canaux de communication sur la protection des travailleurs à l’ère du numérique, restent à définir.  Enfin, si la fonction normative de l’OIT demeure insuffisante pour encadrer les mutations du monde du travail, la voie juridique est peut être à privilégier pour que cette institution tienne compte de la coexistence du modèle salarié hérité de la période post Première Guerre mondiale avec le modèle non salarié amené par la quatrième Révolution industrielle.

 

[1] The ILO @ 100: Addressing the Past and Future of Work and Social Protection

[2] L’Institut des Hautes Etudes internationales et du développement - Graduate Institute Geneva

[3] The race between man and machine: Implications of Technology for Growth, Factor Shares, and Employment. American Economic Review, 2018

[4] Kampala (Ouganda), Nairobi (Kenya), Lagos (Nigeria), Accra (Ghana) et le Cap (Afrique du Sud).

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