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Le pluralisme médiatique à l’heure des plateformes numériques : prévenir les risques de « déserts informationnels »
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Mohamed Benabid
April 17, 2024

Le pluralisme médiatique reste une question ouverte que ravive l'actualité géopolitique internationale. Des initiatives réglementaires telles que l'European Media Freedom Act, en Europe, ou des procédures judiciaires, aux États-Unis, interpellant la responsabilité des plateformes en ligne, témoignent de la reconnaissance croissante des enjeux. Elles soulignent également la nécessité de réfléchir aux mécanismes qui favorisent ou entravent le pluralisme médiatique, surtout à l'ère numérique où de nouveaux défis émergent, tels que la polarisation politique et la désinformation. Les réponses ne sont pas évidentes tant elles engagent une perspective holistique qui repousse le débat sur le pluralisme médiatique au-delà de ses frontières originelles. En plus des considérations relatives à la diversité des sources, des structures de marché, du risque de concentration, de la distribution équitable du pouvoir communicatif dans l'espace public, il convient aussi d'examiner en profondeur la question du risque de « déserts informationnels », c'est-à-dire de situation où la population est privée d’une information de qualité alors que paradoxalement l’offre numérique est abondante. Le présent article se propose d'en analyser les multiples facettes en explorant ses dimensions structurelles, réglementaires et technologiques, ainsi que les défis qu’engage le sujet.

INTRODUCTION

La question du pluralisme médiatique est entrée ces derniers mois dans le discours ambiant, sans que le public ait une réelle appréhension de ce que le sujet recouvre réellement. Sur fond de la guerre Russo-ukrainienne ou plus récemment du conflit israélo-palestinien, l’actualité fourmille d’exemples où la question de la diversité des sources d’information et la variété des points de vue s’imposent en tant que nécessités fondamentales pour une compréhension approfondie et équilibrée des événements mondiaux. Et, surtout, sans influence par les intérêts particuliers ou les préjugés des sources dominantes.

Aux États-Unis, c’est le chinois TikTok qui est menacé d’être banni, sur fond de soupçons d’ingérence de Pékin dans le contenu diffusé sur la plateforme et de manipulation de l’opinion publique, dans un marché où le réseau social compte 170 millions d’utilisateurs. Aux tats- Unis, toujours, la Cour Suprême examine, depuis quelques semaines, dans une jurisprudence très attendue, des lois provenant du Texas et de la Floride qui pourraient changer la façon dont les réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter, gèrent les contenus publiés par les utilisateurs. Ces lois visent à empêcher ces plateformes de supprimer ou de limiter certains types de contenus, notamment ceux qui sont politiques, considérant que toutes les opinions devraient être traitées sur un pied d’égalité.

l’échelle européenne, cette fois-ci, le parlement des 27 a voté, le 13 mars 2024, l’acte sur la liberté des médias (European Media Freedom Act), un projet de règlement renforçant les obligations de transparence en matière de propriété des médias, notamment en rendant obligatoire la divulgation de la structure de propriété des entreprises médiatiques et en établissant un registre européen de transparence.

Toujours au niveau européen, c’est un tout récent rapport du Media Pluralism Monitor qui pointe les risques pour le pluralisme médiatique en Europe. Le rapport soulève notamment des préoccupations liées à l’efficacité des prescriptions légales à l’échelle du vieux continent visant à assurer l’impartialité dans les programmes d’information, s’interrogeant sur les influences commerciales et politiques sur le contenu éditorial, ainsi que sur la diversité des chaînes privées garantissant un certain niveau de pluralisme externe.

Enfin, en France, c’est une décision récente du Conseil d’État ordonnant à l’Arcom (le régulateur des médias) de réexaminer le respect par CNews de ses obligations en matière de pluralisme et d’indépendance, qui a contribué à surexposer le débat. Cette décision fait suite à un recours de Reporters sans frontières (RSF), accusant la chaine du groupe Bolloré de s’être transformée en un «média d’opinion» plutôt qu’en une chaîne d’information, en raison d’une ligne éditoriale perçue comme biaisée et d’une répartition inéquitable des temps de parole entre différents courants de pensée.

LE MARCHÉ EST INCAPABLE DE GARANTIR LE PLURALISME À LUI SEUL

Ces développements semblent relever de la même prise de conscience : réfléchir aux mécanismes et goulets qui peuvent soit favoriser soit entraver le pluralisme médiatique tant à l’échelle des médias historiques que des plateformes numériques. Ils confirment également une tendance de fond, à savoir qu’en dépit de l’abondance de choix dans l’offre médiatique contemporaine, le marché est incapable de garantir à lui seul le pluralisme et, qu’au contraire, de nouveaux défis émergent au vu de profonds bouleversements.

Cette prise de conscience globale se comprend, au regard de la transition numérique qui a marqué le paysage médiatique mondial. Cette transition a non seulement changé la manière dont le contenu est distribué et consommé, mais également introduit de nouveaux acteurs dominants dans l’écosystème médiatique, remettant en question les modèles traditionnels de régulation et d’évaluation du pluralisme. Les controverses régulières autour de la désinformation, de la polarisation politique et de l’impact des algorithmes sur la visibilité des contenus n’en sont que les symptômes apparents.

Dans son acception la plus large, le pluralisme médiatique renvoie à l’idée largement admise que les médias devraient refléter différents intérêts, valeurs et cultures dans la société et fournir un accès public à la plus large gamme possible de voix. Si cette acception reconnaît la nature normative et descriptive du pluralisme médiatique, agissant à la fois comme une justification pour certaines politiques et comme un construit mesurable et évaluable, elle n’évacue pas un nécessaire travail de clarification conceptuelle. Celui-ci invite à appréhender deux difficultés majeures.

La première tient au fait qu’une grande partie de la littérature renvoie de manière indifférenciée à la pluralité et à la diversité médiatiques, les lignes de démarcation entre les deux concepts résidant principalement dans leur domaine d’application ainsi que le champ disciplinaire qui s’y affère: couramment employée dans les articles liés au droit et à la science politique, la diversité est associée à une mesure du contenu des médias, tandis que la pluralité mobilisée dans les recherches en Info-Com et en Sciences informatiques est censée se concentrer sur les structures médiatiques. Sous ces perspectives, il est possible de considérer que la diversité est négociée en tant que concept empirique tandis que la pluralité l’est en tant que concept idéologique.

La deuxième difficulté tient à la multiplicité des cadres heuristiques de compréhension du pluralisme. Ces cadres invitent généralement à ne pas analyser le pluralisme médiatique exclusivement en termes de variété ou de choix, mais aussi en tant que valeur normative qui traite de la distribution du pouvoir communicatif dans l’espace public. Basée sur le modèle démocratique libéral-agrégatif, l’approche de la diversité affirmative, par exemple, considère les médias comme des miroirs de la société, reflétant fidèlement l’hétérogénéité sociale existante. Celle du pluralisme affirmatif, inspiré par la théorie démocratique délibérative, et sans doute la plus proche de la définition habermassienne de l’opinion publique, associe les médias à des forums publics où le consensus public est construit à travers un débat médiatique rationnel-critique. L’approche de la diversité critique, influencée par l’économie politique critique, considère les médias en tant qu’industries culturelles influencées par des inégalités structurelles affectant la représentation de la diversité sociale. Enfin, s’alignant sur la théorie démocratique agonistique, la grille du pluralisme critique identifie les médias en tant qu’espaces de lutte idéologique, favorisant le débat public et politique. Ces différentes perspectives mettent en évidence la conviction que le pluralisme est non seulement une question de diversité des contenus ou de structures de propriété des médias, mais aussi d’accès et de représentation dans l’espace public.

FAIRNESS DOCTRINE

Sous une perspective plus opérationnelle, l’engagement envers le pluralisme médiatique est l’héritier des travaux pionniers sur la communication de persuasion menés par Walter Lippmann et Edward Bernays au début du XXe siècle. Ces recherches ont jeté les bases de la compréhension moderne de l’influence des médias sur l’opinion publique. Leur inscription sur l’agenda public a cependant été accélérée par l’explosion des médias de masse. Avec l’avènement de la radio et ensuite de la télévision, tout particulièrement, les pouvoirs publics ont rapidement pris la mesure de la capacité d’influence des nouveaux moyens de communication. Dans le cas de l’audiovisuel spécifiquement, les défis liés au pluralisme médiatique sont étroitement liés aux caractéristiques spécifiques de ce secteur et de ses produits. D’un côté, les médias utilisent un spectre de fréquences publiques et sont redevables à ce titre de servir l’intérêt public en fournissant une programmation diversifiée et équilibrée. De l’autre, l’information est un bien public et, par conséquent, doit être gérée de manière à promouvoir l’accès libre et universel à des informations fiables et variées. Cette dualité souligne dans la foulée l’importance d’un cadre réglementaire qui non seulement encadre de manière efficace et juste l’utilisation de ressources publiques limitées, le spectre de fréquences en l’occurrence, mais qui encourage également les médias à contribuer activement à la démocratie et à la culture en offrant une pluralité de perspectives et de voix.

L’aboutissement des premières préoccupations régulatoires, et le développement de cadres légaux pour encadrer la diffusion d’informations vont ainsi se matérialiser par le déploiement dès 1949 de la doctrine de l’équité (=fairness doctrine). Considérée comme un dispositif précurseur dans l’histoire mondiale de la régulation audiovisuelle, en raison de son rôle innovant dans la promotion du pluralisme et de l’équité dans les médias, la fairness doctrine visait à assurer que les titulaires de licences de diffusion télévisuelle et radiophonique puissent présenter les questions d’importance publique de manière équitable et équilibrée. Cela incluait l’obligation pour les diffuseurs de fournir un temps d’antenne équitable aux points de vue opposés sur des sujets controversés d’intérêt public.

Bien que spécifique au contexte réglementaire américain, la fairness doctrine a profondément influencé la doxa dans d’autres pays. Son principe sous-jacent – que les détenteurs de licences de diffusion ont des obligations particulières en raison de leur utilisation de l’espace public de fréquences – résonne avec des concepts clés de la régulation des médias à l’échelle mondiale, comme l’importance de l’accès à une information variée et fiable pour le fonctionnement des sociétés démocratiques. Si elle va constituer pendant longtemps la principale variable d’ajustement des décisions de programmation audiovisuelle sur le marché américain, la fairness doctrine aura cependant un double défaut. D’abord, d’être avant tout une régulation de contenu et, ensuite, conséquence du premier défaut, de négliger la conception structurelle de la régulation telle qu’elle se présente aujourd’hui, c’est-à-dire intégrant une acception juridico-économique, et non seulement instrumentale, de manière à impacter consubstantiellement l’environnement institutionnel dans lequel opèrent les médias. Ces limites vont s’exacerber au milieu des années 70, s’inscrivant en porte à faux avec les nouvelles orientations des politiques publiques audiovisuelles. À la faveur de l’explosion des médias de masse, ces orientations mettent alors l’accent plus sur les modèles économiques et les logiques antitrust que sur les contenus.

La fairness doctrine sera finalement supprimée à la faveur de la vague de déréglementation sous l’administration Reagan, la FCC ( le régulateur audiovisuel américain ) considérant qu’un marché suffisamment concurrentiel pouvait répondre aux intérêts des consommateurs..

PLURALISME INTERNE ET EXTERNE

Dans de nombreux pays, les difficultés de mesure du pluralisme médiatique constituent un défi central pour les décideurs politiques et les régulateurs. Cette complexité découle de plusieurs facteurs. Premièrement, le pluralisme médiatique interpelle diverses dimensions qui peuvent concerner tant le risque de concentration médiatique, la variété des contenus et des points de vue que l’équité d’accès aux médias par différentes communautés. Chacune de ces dimensions mobilise souvent des indicateurs qualitatifs et quantitatifs (telle que la mesure du temps d’antenne) qui peuvent présenter des défis distincts.

Complexité supplémentaire, s’il en était besoin, encore faut-il pouvoir négocier les deux facettes du pluralisme : d’une part, l’interne qui se réfère à la diversité au sein d’une même organisation médiatique et vise à assurer que différentes perspectives et voix sont représentées dans le contenu d’un média unique. D’autre part, l’externe qui se concentre sur la diversité entre différentes organisations médiatiques dans un écosystème médiatique donné et qui est habituellement mobilisé pour prévenir le risque de concentration médiatique.

Les efforts pour mesurer le pluralisme externe ont traditionnellement mis l’accent sur la structure du marché ainsi que le nombre de sources disponibles. Cette approche est souvent justifiée par l’hypothèse que la diversité des sources sert de proxy pour jauger la diversité des contenus. Cependant, là aussi des interrogations persistent, dans la mesure où la relation entre la diversité des sources (le nombre de fournisseurs d’informations) et la diversité des contenus (la variété des informations, des opinions et des perspectives offertes) n’est ni directe ni automatique. Par ailleurs, la question de savoir si chaque propriétaire de médias ou chaque titre/chaine TV devrait compter en tant que «voix» unique demeure un point litigieux.

ENFERMER COGNITIVEMENT ET IDÉOLOGIQUEMENT L’INTERNAUTE

Internet a complexifié la question du pluralisme médiatique en introduisant de nouveaux défis. À première vue, l’accroissement des voix et des interactions grâce au numérique est souvent perçu comme l’avènement d’une diversité et d’un pluralisme accrus, permettant aux producteurs de médias, aux nouveaux intermédiaires et aux utilisateurs de jouer des rôles de plus en plus importants. Cependant, dès la fin des années 90, des interrogations émergent quant au risque de censure que pourraient exercer les nouveaux acteurs, notamment Google, pointé du doigt pour son pouvoir de contrôle sur les résultats de recherche et les liens sponsorisés. Dès 2005, l’avènement des réseaux sociaux fait ressurgir de nouvelles inquiétudes autour des enjeux du pluralisme médiatique en ligne avec pour toile de fond, cette fois-ci, le rôle des algorithmes et autres systèmes dits de recommandation, accusés de contribuer à enfermer cognitivement et idéologiquement l’internaute. Ces enjeux sont suffisamment documentés à travers le concept de la bulle de filtre popularisé depuis 2011 par Eli Pariser, qui fait référence aux résultats de recherche personnalisés générés par des algorithmes basés sur le comportement de recherche passé des utilisateurs. L’engouement n’est plus à prouver au regard des chiffres d’audience : près de cinq milliards d’individus utilisent les réseaux sociaux chaque mois dans le monde. Ce phénomène reflète une transformation fondamentale des écosystèmes médiatiques traditionnels. Celle de la plateformisation, c’est-à-dire le processus par lequel des entreprises technologiques, telles que Facebook, Google, Twitter, WhatsApp, ou encore TikTok, sont devenues des acteurs centraux dans la manière dont les citoyens accèdent, produisent et partagent un contenu y compris des news. Cet engrenage n’est pas prêt de s’arrêter dans une économie de l’attention, où les acteurs se livrent dans une compétition féroce à l’engagement des utilisateurs, quitte parfois à favoriser les contenus sensationnels ou polarisants ou faux carrément.

Le débat sur la pluralité médiatique s’accompagne dès lors d’une actualisation des enjeux : une poignée d’entreprises numériques est capable de manipuler les narratifs accessibles au public, privilégiant certaines perspectives au détriment d’autres, moins visibles ou carrément invisibilisées par les algorithmes de recommandation et de filtrage. Avec en toile de fond des enjeux d’hégémonie entre superpuissances et l’émergence de formes de «capitalisme de plateforme étatique» , difficile de ne pas y voir un sanctuaire que se disputent exclusivement Américains et Chinois, les plateformes devenant de plus en plus interdépendantes avec leurs États d’origine.

MARCHÉS BI-FACES

Les menaces numériques pesant sur le pluralisme médiatique sont à appréhender sur plusieurs fronts. Celles-ci interpellent, en premier, l’incapacité à trouver une alternative au pouvoir économique, voire géopolitique (Benabid, 2022) des GAFAM. À première vue, ces géants ont construit leur business modèle en reprenant en partie le modus operandi classique des médias historiques, celui de la dynamique des marchés bi-faces : la plateforme où le média offre des services gratuitement ou à faible coût à un groupe (les utilisateurs) tout en monétisant un autre groupe (les annonceurs).

L’impact de cette dynamique a été décuplé par les externalités de réseau, c’est-à-dire les effets de taille critique qu’un service peut atteindre lorsque suffisamment de personnes l’utilisent. Ces externalités sont particulièrement prononcées dans l’économie numérique en raison de la nature interconnectée et basée sur le réseau de nombreux services et plateformes en ligne. Ce modèle crée des barrières à l’entrée pour les concurrents et renforce la domination des plateformes qui s’accaparent violemment le marché de la publicité en ligne. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de Google, ses recettes publicitaires (Google Search, YouTube Ads, et sites de membres du réseau) se sont élevées à environ 206 milliards de dollars, soit plus de 81 % des revenus totaux du groupe Alphabet (maison mère de Google).

APPLICATION PROGRAMMING INTERFACE

Ramenés à l’environnement numérique, les enjeux de mesure du pluralisme médiatique ne sont pas moindres. Comment, en effet, couvrir de nouveaux territoires où il faut tenir compte à la fois du rôle controversé joué par les algorithmes en matière de personnalisation, de la nature virale des informations sur les réseaux sociaux ainsi que de l’importance prise par les contenus générés par les utilisateurs (UGC), lesquels peuvent varier considérablement en termes de qualité, de fiabilité et de diversité.

Théoriquement, le développement de nouvelles approches méthodologiques relevant de ce qui est communément appelé les « digital methods » et incluant notamment l’analyse de réseaux, le traitement automatique du langage naturel ou encore l’apprentissage automatique, constitue un outil précieux pour le processus de compréhension et de cartographie des schémas de diffusion de l’information sur les réseaux sociaux. Encore faut-il que les plateformes jouent le jeu, ce qui semble  de moins en moins être le cas à en juger par les mesures de plus en plus restrictives appliquées pour les API (Application programming interface). La dépendance aux API comme principale source d’accès aux données massives (Big data) constitue un frein non négligeable. Elle rend la démarche vulnérable aux décisions unilatérales des plateformes, aux caprices de nouveaux propriétaires ou changements de stratégie qui peuvent fermer l’accès ou changer les termes d’utilisation sans préavis. Par exemple, le rachat de Twitter par Elon Musk s’est traduit par la fermeture des archives du réseau (auparavant accessibles gratuitement pour la communauté académique) et désormais proposées à des tarifs prohibitifs (Benabid, 2023).

ÉVOLUTION DU DROIT

Si au niveau international, plusieurs initiatives se sont multipliées accréditant le scénario d’une évolution du droit à l’aune des enjeux du numérique, en réalité, la plupart ne traitent pas explicitement de la question du pluralisme médiatique. L’intention est pourtant bonne, le la ayant été donné avec le règlement général sur la protection des données (RGPD) entré en vigueur en Europe en 2018 et introduisant des restrictions sévères sur la collecte et l’utilisation des données personnelles en ligne. Ce règlement sera suivi d’une série de dispositifs visant à mettre de l’ordre dans les pratiques des grandes entreprises technologiques. La même année, le paysage réglementaire européen sera ainsi marqué par la révision de la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA), qui imposera, notamment aux fournisseurs de services audiovisuels à la demande (VOD), de respecter au moins un quota de 30 % d’œuvres européennes dans leurs catalogues en ligne. Si elle innove en étendant son périmètre d’application aux majors du streaming comme Netflix ou Disney plus, elle n’intègre pas en revanche l’un des aspects caractéristiques des réseaux sociaux, celui du Web 2.0, c’est-à-dire s’appuyant sur les technologies UGC (User generated content ou contenu généré par l’utilisateur). Deux autres viendront compléter en 2022 l’échafaudage juridique européen. D’abord le Digital Services Act (DSA) qui impose aux plateformes en ligne de signaler publiquement leurs décisions de suppression de contenu, et donne aux utilisateurs le droit de refuser les fonctionnalités basées sur le suivi des données personnelles. Ensuite, le Digital Markets Act (DMA), qui vise à lutter contre les comportements anticoncurrentiels en obligeant les entreprises ayant un statut « gatekeeper »9 d’interopérer avec d’autres plateformes et à ne pas donner la priorité à leurs propres applications et services. Contrairement à l’UE, les États-Unis n’ont pas encore adopté de réglementations similaires en raison de la polarisation politique et du débat sur la responsabilité des plateformes en ligne. Quant au reste de la planète, il est pour l’heure inaudible faute de taille critique et dans l’incapacité à actionner des mécanismes multilatéraux de négociations.

STÉRÉOTYPAGE DES FEMMES

On peut probablement aller plus loin en s’interrogeant sur la pertinence de l’argument selon lequel un retour à la fairness doctrine, du moins à son esprit, pourrait être bénéfique pour aborder les défis contemporains de la communication de masse. Difficile, en effet, d’évacuer la mise en évidence des similitudes entre les problèmes actuels et ceux qui ont initialement motivé la création de la doctrine en termes de concentration médiatique et de partialité dans la présentation des informations. Dans l’environnement numérique d’aujourd’hui, où les algorithmes de recommandation et les modèles économiques des plateformes favorisent souvent l’engagement et la course au clic, au détriment de la diversité des perspectives, la capacité des régulateurs à jouer les garde-fous sera donc décisive.

Il faut se rendre à l’évidence, la mobilisation soulève des questions complexes. Celles-ci invitent à considérer plusieurs variables à la fois : la nature décentralisée d’Internet, les impératifs de liberté d’expression, la responsabilité des plateformes et surtout leur capacité à jouer le jeu. La cause peut sembler un peu décalée au regard des crises immédiates qui monopolisent l’attention et les ressources politiques. Mais elle engage en réalité l’essentiel : la qualité de notre espace public et la robustesse de notre processus démocratique.

Deux convictions se dégagent d’ores et déjà. La première suggère avec force que la diversité des sources dans le contexte médiatique actuel est une condition nécessaire, mais non suffisante pour garantir l’objectif d’un pluralisme médiatique, alors même que, par le passé, elle en était le pilier. La seconde conviction invite à s’inscrire dans une vision extensive du pluralisme médiatique qui met l’accent non seulement sur la quantité et la diversité des sources d’information disponibles, mais aussi, et surtout sur la qualité de l’information. Il y aurait en effet quelques simplifications à n’en prendre en considération que les seuls aspects relatifs à la distribution du pouvoir communicatif en négligeant la nature même du contenu consommé.

En tout état de cause, la multiplication de « déserts d’information », pour reprendre la formulation de Martha Minow10, désignant des espaces où l’accès à l’information de qualité est limité ou inexistantfaute de médias locaux ou de médias respectueux des standards du journalisme professionnel, ne peut pas être une préoccupation collatérale du débat.

PANIQUE MORALE TECHNOPHOBE

Le risque est réel, à en juger par le paysage peu reluisant qu’affiche depuis deux décennies, l’écosystème médiatique avec un taux de mortalité sans précédent marqué à la fois par la baisse de la diffusion, la disparition de journaux, la fragilisation des pôles audiovisuels publics, la réduction des effectifs et la raréfaction des ressources. La pandémie de la Covid-19 ayant amplifié le mouvement. Le corollaire n’en est que plus tragique dans des configurations où l’information low-cost, le sensationnel, les débats superficiels, le brand-content11, la sous-représentation ou le stéréotypage des femmes12, le copier-coller de dépêches deviennent la règle, et l’analyse/ investigation l’exception.

Quelques enseignes tentent de se démarquer, en faisant vivre la flamme du journalisme professionnel dans la noblesse de sa splendeur d’antan. La manne de la publicité en ligne s’étant tarie, ou à tout le moins dominée de manière écrasante par les GAFAM, elles ont fait le pari d’un retour aux business modèle financés par le lecteur, en ayant recours pour les versions en ligne à des murs payants (paywalls). Pour autant elles sont loin de gagner la bataille des audiences, handicapées par une tare originelle d’internet, la mentalité du gratuit, cette fâcheuse attitude qui a fait des victimes tant au sein de l’industrie des médias, de la musique ou du cinéma, pour ne prendre que ces exemples et selon laquelle les utilisateurs s’attendent à accéder à du contenu, des services ou des produits en ligne sans avoir à les payer directement. La nature ayant horreur du vide, ce sont ces déserts informationnels qui prêtent le flanc à la prolifération d’informations redondantes, polarisantes, de qualité inférieure en provenance des réseaux sociaux.

S’il serait injuste de faire un procès d’intention aux médias historiques, tant privés que publics, confrontés à un terrible cercle vicieux, celui de se concentrer davantage sur la survie de leurs entreprises ou investir dans un journalisme de qualité, souvent budgétivore, il ne s’agit pas non plus de sombrer dans la facilité d’une panique morale technophobe. Après tout, l’innovation ne saurait servir de bouc émissaire dans ce débat. Sans aller jusqu’à se revendiquer naïvement de la conception schumpetérienne de la destruction créatrice ou de traquer cyniquement les entreprises zombies du secteur, difficile pour autant d’évacuer un devoir de mea culpa. Sous une perspective exclusivement économique, l’industrie des médias historiques peut être interpellée sur sa capacité, ou incapacité, à s’adapter aux nouvelles réalités environnementales. Combien d’organisations peuvent se targuer de ne pas être prises en défaut sur leur cécité stratégique, leur manque de vision ?

Alors que l’IA annonce de nouvelles ruptures paradigmatiques dans les rédactions, peut-être d’une ampleur inédite comparativement à celles des premières vagues du Web, les médias, qu’ils soient privés ou publics, n’ont d’autres alternatives que de continuer d’engager dans un processus d’amélioration et d’innovation qui semble inéluctable. Sans pourtant inverser les moyens, la technologie en l’occurrence, et la finalité, c’est-à-dire s’engager activement avec les audiences de manière à produire un journalisme de qualité qui réponde aux besoins.

CONCLUSION

Dans un contexte géopolitique international tumultueux, marqué par des conflits et une polarisation croissante, la nécessité de préserver et de renforcer le pluralisme médiatique est plus impérieuse que jamais. La montée en puissance des plateformes numériques et l’influence controversée de leurs algorithmes sur les nouveaux circuits de production et de consommation de l’information posent des défis sans précédent, mettant en lumière dans la foulée les limites des cadres réglementaires existants. Des initiatives telles que l’European Media Freedom Act en Europe ou les discussions aux États-Unis sur la responsabilisation des plateformes en ligne, notamment sur les sujets de modération, témoignent d’une mobilisation grandissante même si une grande partie du corpus réglementaire déployé, majoritairement en Europe, ne cible pas explicitement le pluralisme. Bien qu’attrayante en théorie, la réintroduction d’une fairness doctrine à l’ère numérique s’avère complexe en pratique, du fait de la nature décentralisée d’Internet et des menaces qu’elle ferait courir à l’un de ses principes fondateurs, la liberté informationnelle.

Sur un sujet holistique par excellence, des difficultés sont également perceptibles dans certains angles morts du débat. Par exemple, les impératifs de diversité des sources ou de vigilance face aux risques de concentration, jadis piliers du pluralisme, restent nécessaires, mais ne doivent pas empêcher de s’intéresser à la qualité de l’offre informationnelle et à ses soubassements. Face à la prolifération de contenus sensationnels, et à la prépondérance de modèles économiques numériques axés sur l’engagement à tout prix, quelle parade trouver en effet alors même qu’un grave danger guette : le risque de « déserts d’information » où l’accès à l’information fiable et de qualité est limité ou carrément inexistant, en raison de la disparition de médias locaux ou de l’absence de médias respectant les standards du journalisme professionnel ? À ce titre, les politiques et mécanismes de régulation de pluralisme idoines seront ceux qui pourraient initier des réformes, ou à tout le moins en déployer l’environnement incitatif à même de préserver l’écosystème médiatique historique, ou mieux de l’aider à retrouver de la rentabilité et des audiences.

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