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Guerre en Ukraine : une crise migratoire pas comme les autres
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March 3, 2022

A l’issue de la première semaine de l’invasion russe, soit au 03 mars 2022, plus de 1 million de réfugiés (2,3% de la population ukrainienne) ont quitté l’Ukraine à destination de pays européens limitrophes, notamment la Pologne, mais aussi des autres pays comme la Hongrie, la Moldavie ou la Slovaquie[1]. Alors que le flux des réfugiés est sur le point de devenir la plus grande crise migratoire en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, la réaction des pays européens est très différente comparée à celle suscitée par la crise des réfugiés syriens en 2015 -1 million de réfugiés en quelques mois- ou les craintes d’un afflux massif d’Afghans après l’évacuation de leur pays par les forces occidentales en août 2021 et la prise du pouvoir par les talibans.

Et pourtant, le flux des réfugiés risque d’être énorme. L'Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) estime le potentiel des réfugiés durant les tout prochains mois entre 4 et 7 millions de personnes, dépassant largement le total des arrivées de migrants et réfugiés en Europe lors des sept dernières années. Alors que la crise migratoire de 2015 avait menacé de faire désintégrer l’Union européenne, dont les États membres ne se sont toujours pas mis d’accord sur un système de redistribution des immigrants irréguliers et réfugiés, la crise migratoire ukrainienne semble se dérouler sans provoquer trop d’inquiétudes dans les pays européens, outre la gestion de l’assistance humanitaire, toujours difficile[2].  Loin, en tout cas, de l’hystérie générée il y a tout juste quelques mois par quelques milliers de réfugiés iraquiens et afghans poussés par la Biélorussie à  tenter d’entrer dans des pays de  l’Union européenne (UE) par les frontières de la Pologne et de la Lituanie entre septembre et novembre 2021, et qui ont été  refoulés et considérés comme une « menace hybride », c’est-à-dire, un acte de guerre, au point de déclencher la construction d’une clôture au niveau de la frontière entre la Pologne et la Biélorussie.

Cette fois, le sort du peuple ukrainien semble préoccuper beaucoup plus que l’impact du flux des réfugiés sur les sociétés européennes. Au contraire, l’UE a activé le 3 mars, et pour la première fois, des dispositions de la Directive sur la protection temporaire de 2001 -jamais appliquée auparavant-[3] qui prévoient un accueil illimité de réfugiés en cas de crise, avec l’octroi automatique et immédiat de la condition de réfugié sans devoir présenter une demande d’asile et, donc, sans passer par le long processus administratif de reconnaissance, avec le droit d’accès aux services essentiels -hébergement, aide alimentaire, assistance sanitaire, éducation- et un permis de travail pour une première période de trois ans. Paradoxalement, c’est un des pays les plus acharnés dans son opposition à tout type d’ouverture envers les réfugiés de pays tiers, la Pologne, qui est devenu le champion de cet accueil des Ukrainiens déplacés suite à la guerre, annonçant qu’elle est prête à accueillir « autant d’Ukrainiens qui arriveront à nos frontières ». Et la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, proclamait que « tous ceux qui doivent fuir des bombes de Poutine seront les bienvenus avec les bras ouverts ». 

 

Des réfugiés pas comme les autres

En attendant l’impact de ce nouveau flux à plus long terme, et la réponse européenne qui, entre autres, dépendra de la durée de la guerre et de l’ampleur que prendront les flux de réfugiés, voilà quelques raisons expliquant cette réaction très différente :

- Guerre européenne : la guerre d’Ukraine est européenne, et la solidarité avec les réfugiés ukrainiens est comprise comme une dimension du positionnement unanime contre la Russie. Les guerres en Syrie, en Afghanistan, en Libye ou, en Ethiopie, ne causent pas les mêmes émois dans les opinions publiques européennes comme le ferait une guerre se déroulant sur le sol européen ; 

- Diaspora ukrainienne : plusieurs pays européens comptent déjà une diaspora ukrainienne significative. Il s’agit de travailleurs migrants arrivés depuis les années 1990, dans un flux continu : avec peut-être un million en Pologne (dont 330.000 avec un permis de résidence) et plus de 200.000 en Allemagne, en Italie ou République Cheque.  Ces réseaux de parents et amis de la diaspora ukrainienne se sont rapidement mobilisés pour accueillir les réfugiés. En fait, les citoyens ukrainiens bénéficient déjà de l’entrée sans visa  sur le territoire de l’UE depuis 2017, où ils peuvent rester pendant 90 jours sous simple présentation de leur passeport ;

- Affinités culturelles et ethniques : les Ukrainiens sont des chrétiens orthodoxes, et ethniquement des slaves. En tant que tels, ils s’intègrent sans grandes difficultés dans des pays comme la Pologne ;

- Frontières partagées : la marée humaine d’Ukrainiens est beaucoup plus difficile à arrêter que les flux de réfugiés syriens ; les pays de premier accueil sont  européens. Alors que l’UE a réussi à retenir en Turquie, c’est-à-dire loin de son territoire, 3.6 millions de réfugiés syriens (trois fois supérieurs à ceux qu’elle a accueillis), l’Ukraine partage presque 1.400 kilomètres de frontières terrestres directes avec quatre Etats membres de l’UE : la Pologne, la Slovaquie, la Roumanie et la Hongrie. Excluant la Russie et la Biélorussie, ainsi que la Moldavie, qui partage aussi une frontière de 1.200 km avec l’Ukraine, les réfugiés ukrainiens n’ont pas d’autres alternatives que ces quatre pays de l’UE.

En définitive, alors que l’Europe doit faire face à une vraie crise migratoire sans précédent par l’ampleur des flux potentiels, elle semble se préparer en toute sérénité pour assurer l’ accueil des nouveaux réfugiés dans de meilleures conditions humanitaires, ainsi que leur éventuelle intégration dans les sociétés et les marchés de travail européens. Par ricochet, cela montre qu’alors qu’on parlait de crise migratoire en 2015, et quand les migrants venaient surtout de la Syrie ou de l’Afghanistan, mais aussi de l’Afrique, il s’agissait surtout d’une crise d’accueil et du refus des migrants non-européens venant de pays musulmans ou africains.

 

Traitement différencié

Cependant, ce nouvel esprit ne bénéficie pas à tous les réfugiés de la guerre en Ukraine. Sur le terrain, les citoyens des pays tiers, y compris les dizaines de milliers d’étudiants africains piégés par la guerre, sont différenciés, accueillis séparés des ressortissants ukrainiens et ne bénéficieront que d’un visa temporaire en attendant qu’ils rentrent dans leurs pays d’origine. Des cas de refus d’abordage des trains et bus en Ukraine et de refoulement aux frontières ont aussi été rapportés. Cette discrimination a amené l’Union africaine (UA) à rappeler, dans un communiqué publié le 28 février, que « toute personne a le droit de franchir les frontières pendant un conflit devait bénéficier des mêmes droits quelle que soit sa nationalité ou son identité raciale », et qu’elle trouve « choquant et raciste », ainsi qu’inacceptable, l’application d’un « traitement différent »[4] . Et cela, seulement deux semaines après le 6ème Sommet Union européenne-Union africaine et malgré que la Commissaire européenne aux affaires intérieures ait annoncé, après une première réunion spéciale des ministres de l’Intérieur tenue à Bruxelles le 27 février, que l’accueil des réfugiés venant de l’Ukraine s’étend aussi aux citoyens des pays tiers fuyant ce pays.

 


[1] https://www.unhcr.org/fr/news/press/2022/3/622099e6a/commentaire-dactualite-million-refugies-fui-lukraine-semaine.html.

[2] Nations Unies a estimé les besoins en assistance humanitaire à court terme en Ukraine et les pays voisins et 1,7 milliards de dollars, dont 550 millions de dollars pour les réfugiés ; https://www.unhcr.org/fr/news/press/2022/3/621f65c1a/lonu-veut-mobiliser-17-milliard-dollars-repondre-besoins-humanitaires-ukraine.html

[3] Directive 2001/51/CE de 28 Juin 2001, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/ALL/?uri=CELEX%3A32001L0055.

[4] https://au.int/fr/pressreleases/20220228/declaration-sur-les-mauvais-traitements-infliges-aux-africains-en-ukraine.

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