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Le cyberespace africain : un état des lieux
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March 19, 2020

L’usage des technologies d’information et de communication et l’intégration des pays africains dans le cyberespace figurent parmi les Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’Union Africaine. Cette intégration est de plus en plus observable dans divers secteurs d’activité : (infrastructures numériques, banques, assurances, éducation, commerce, etc.). En Afrique, la course aux technologies et aux services numériques suscite des questions majeures, non seulement sur la place du cyberespace dans le développement du continent, mais aussi sur le positionnement de l’Afrique dans le cyberespace.

Le cyberes­pace est très complexe à concevoir et plus encore à cartographier ou à visualiser. Certes, parler d’un cyberespace mondial est une évidence, mais il est encore très tôt pour parler d’un cyberespace Africain. Analyser, donc, la présence et la place de l’Afrique dans le cyberespace est indispensable. Cet espace dont la structure est généralement conçue comme une architecture de trois couches « qui permet de décomposer le cyberespace comme un mille-feuille dont les différentes couches pourraient interagir entre elles », est appréhendé globalement, non uniquement par la seule dimension logicielle, mais également au travers de cette sédimentation.

L’intérêt de cette analyse consiste à dresser un état des lieux de ce qu’on pourrait appeler « le cyberespace africain ». Il s’agit, dans un premier lieu, de décrypter l’architecture du cyberespace et, ensuite, de projeter l’Afrique dans cette structure afin d’identifier la place du continent dans cet espace cyber, en l’occurrence les réalisations, le degré de préparation, les avancées enregistrées et les vulnérabilités que doit relever l’Afrique pour faire face aux défis engendrés par le cyberespace mondial, porteur à la fois d’opportunités, de risques et de menaces.

STRUCTURE ET ARCHITECTURE DU CYBERESPACE

L’existence du cyberespace est visuelle par l’interaction entre les différentes couches qui le composent. La première est dite physique. Comme son nom l’indique, elle regroupe en son sein les éléments physiques et matériels, à savoir l’ensemble des infrastructures de base nécessaires au fonctionnement du cyberespace, éventuellement les satellites, réseaux, câbles sous-marins, stations terrestres, routeurs, data center, fibres optiques, machines et ordinateurs. En effet, le cyberespace regroupe l’ensemble des Hardwares localisables sur l’espace géographique relevant de la souveraineté territoriale de l’Etat

PCNS

Source : http://ookawa-corp.over-blog.com/2018/07/circulation-des-donnees-a-travers-les-trois-couches-du-cyberespace.html

 

La deuxième structure, dite applicative, comprend les applications immatérielles (applications, logiciels, protocoles, codes, serveurs, moteurs de recherche, navigateurs, systèmes de chiffrement…), qui prennent la forme d’un contenant permettant, non seulement l’usage des infrastructures physiques ainsi que la diffusion du contenu (idées, informations, messages, données publiques…), mais aussi de bénéficier des services, tout en assurant le transfert des données qui constituent le paradigme dominant de la troisième couche cognitive ou sémantique. Cette dernière, bien qu’elle est plus intangible, demeure difficile à géolocaliser. Elle regroupe en son sein l’univers des utilisateurs de la 2iéme couche, ainsi de l’information circulée, des réseaux sociaux, des discussions et des échanges en temps réel dans le monde.

La question qui nous interpelle est celle de savoir où se situe l’Afrique dans cette architecture vitale du cyberespace ? Certes, l'Afrique est en retard par rapport aux autres continents sur le plan technologique, conséquent essentiellement à un déficit d’infrastructures techniques ainsi qu’au manque de compétences et de financements. Cependant, cela ne sous-entend pas que le continent est dépourvu de toutes formes d’avancées dans ce domaine. En effet, les trois couches abritent les éléments qui peuvent expliquer la digitalisation de l'Afrique. Pour mieux visualiser l’Afrique numérique, voire sa position au sien du cyberespace, il nous parait opportun de l’identifier dans cette architecture que compose cet espace cyber.

LA COUCHE PHYSIQUE

Pour ce qui est de cette couche, la disponibilité du matériel et de l’expertise sont indispensables pour amorcer la transition digitale dans le continent. Certes, l’Afrique devient plus que jamais numérique et investit de plus en plus dans cette couche (satellites, câbles sous-marins, data center, téléphonie) et de nombreuses initiatives ont été entreprises par certains pays africains qui ont permis ce dont des observateurs ont qualifié de digitalisation de l’Afrique.

Sur le plan spatial : le lancement des satellites est en croissance durant les dernières décennies. L’Ethiopie, avec le lancement de son satellite, en décembre 2019, est devenue le 11ème pays du continent ayant rejoint le club fermé des pays africains, après l’Afrique du Sud ; l’Algérie ; l’Angola ; le Ghana ; l’Égypte ; le Kenya ; le Maroc, le Nigeria, le Rwanda et le Soudan, disposant de leur propre satellite d’observation.

En matière d’utilisation du mobile : La vente des smartphones a connu un essor considérable en Afrique. Cet état de fait s’explique par la croissance rapide du nombre de détenteurs de « téléphones intelligents » qui avait quasiment doublé selon les prévisions de Deloitte entre 2016 (336 millions) et 2020 (660 millions), soit un taux de pénétration de 55 %. Rien qu’au Maroc, et selon l’enquête annuelle réalisée par l’Agence nationale de Réglementation des Télécommunications (ANRT), 62% de la population marocaine a accès à Internet. La même enquête a fait ressortir qu’Internet se généralise surtout grâce aux smartphones : « Avec un taux d’équipement de 99,8%, la téléphonie mobile est généralisée pour la quasi-totalité des ménages, aussi bien en milieu urbain que rural », souligne l’ANRT.

En matière d’accès à l’Internet (taux de pénétration) : selon le rapport ‘’2018 Global Digital‘’ publié par We Are Social et Hootsuite  l’accès à internet n’est pas réparti uniformément dans toutes les régions du monde ». Dans la même veine, en Afrique, le rapport de 2019 a identifié le débit d’internet le plus faible en Afrique centrale dans les alentours de 13%. En contrepartie, le taux le plus élevé a été enregistré en Afrique australe, la région dont le plus fort taux de pénétration d’Internet est affiché aux alentours de 51%, suivie de l’Afrique du Nord, avec 49%, l’Afrique de l’Ouest, avec 39%, et l’Afrique de l’Est, avec 27% de taux de pénétration.

Câbles sous-marins L’Afrique totalise environ 25 câbles encerclant le continent, construits généralement par les géants du web et les entreprises de télécommunications. Depuis 2002, plusieurs fibres ont été installées à l’Ouest, tel SAT3/WASC. A l’Est, par contre, il a fallu attendre 2009 pour que SEACOM établisse une ligne directe entre l’Egypte et l’Afrique du Sud, via le Kenya. Aujourd’hui, de nombreux projets continuent de voir le jour dont le plus emblématique est Africa-1 et PEACEcensé relier prochainement l’Afrique au Moyen-Orient et à l’Asie. Comme l’affirme TeleGeography, le continent a connu une croissance rapide en termes de câbles, avec 45% de progression annuelle entre 2014 et 2018. 

Data Center : les data center sont au cœur de la Révolution 4.0, dans le même ordre que les réseaux, les logiciels et les applications. Cela signifie que les Data Center symbolisent la révolution digitale, car le digital suppose des données qui sont tributaires des data centres. Actuellement, le continent compte « 80 Centres de Données dont presque la moitié sont implantés en Afrique du Sud ». Dans un rapport publié en janvier 2011, le cabinet de conseil Balancing Act,  a recensé un total de 112 Data centres dans le continent, dont 15 en Afrique du Sud, 11 en Égypte, le Ghana et le Nigeria et 10 dix au Kenya et en Tunisie etc.

Au Maroc, avec l’inauguration du Maroc Datacenter Temara, en 2017, le Royaume comprend désormais 4 Data centres. Cependant, l’Afrique enregistre encore un retard considérable en le domaine. Ce constat explique, sans doute, pourquoi l’exploitation et le contrôle des données stratégiques et personnelles s’opèrent en dehors du continent.

LA COUCHE APPLICATIVE

La plupart des attaques prennent cette couche pour cible, ce qui constitue un enjeu central de la cybersécurité africaine, compte tenu des menaces résultant de ces actes. En effet, les cybermenaces deviennent une réalité africaine tandis que la cybercriminalité constitue la menace la plus récurrente « pour la sécurité, la croissance et la stabilité de l'Afrique », selon le rapport « Africa Cyber Security Report » de la société de services numérique kenyan Serianu, publié en avril 2018 (5ème édition). L’étude a estimé que les cyberattaques en Afrique pour l’année 2017 ont coûté 3,5 milliards de dollars.

En d’autres termes, c’est dans cette couche que les risques surgissent. Les cybercriminels prennent cette couche pour cible dans l’objectif de tirer profit ou pour s’emparer des infrastructures de la 1iére couche, en procédant soit à l’exploitation des failles et faiblesses de cette couche, ou encore en développant des programmes très puissants en mesure d’effectuer des actions de type (Hameçonnage, attaque par déni de service…). Le manque de protection numérique et de stratégie de cybersécurité engendre une hausse des cyberattaques sur le continent, dont les Etats paraissent vulnérables à toute forme d’attaque au même titre que les entreprises et les citoyens. Il en va que le véritable enjeu des pays africains est assurément de sécuriser cette couche vitale. 

Aujourd’hui, des initiatives ont été mises en place dans ce sens, principalement durant la 2éme édition de l’Africa Cyber Security Conference (ACSC). Dans cette perspective, Mack Coulibaly, directeur de Jighi Inc, affirmait que : « les cyber-attaques et la vulnérabilité du cyberespace constituent une menace réelle pour les économies africaines fragiles ». Cependant, les gouvernements sont dépourvus des moyens techniques et financiers pour juguler les échanges électroniques en mesure de compromettre la sécurité nationale.

LA COUCHE COGNITIVE

La présente couche comprend l’ensemble des utilisateurs de la couche logique, de l’information, des discussions, des réseaux sociaux et des échanges en temps réel dans le monde. Les vulnérabilités inhérentes à cette couche portent, entre autres, sur les ‘’Fake news’’ ((manipulation de l’information), la désinformation, l’usurpation d’identité ou les atteintes à la réputation en ligne.

Cependant, le continent africain est confronté à une prolifération des pratiques de ‘’Fake news’, véhiculées par la facilité d’accès aux Smartphones et à Internet ainsi qu’au faible taux de sensibilisation des populations. Les ‘’Fake news’’ constituent une menace systématique à la paix sociale sur le continent, particulièrement en Afrique subsaharienne, dans la mesure où elles représentent un facteur susceptible de provoquer un désordre social dans plusieurs pays. Par exemple, au Nigeria en 2018, un faux compte Twitter a publié un message adressé à l’Association des hommes gays nigérians, au nom du chef de l’opposition Atiku Abubakar, les remerciant pour leur soutien affirmant qu’il « s’engageait, une fois devenu président, à supprimer la législation anti-gays du pays promulguée en 2014 ». Dans le même ordre d’idées, « des Somaliens poussés dans une tombe peu profonde en Éthiopie », cette fausse information publiée en juillet 2018 a été à l’origine de violentes réactions contre des ressortissants de la tribu Oromo réfugiés en Somalie et à Djibouti. En Tunisie, en mars 2017, des médias tunisiens relayaient un décret prétendu signé par Donald Trump, « qui autorise les Tunisiens à se rendre aux États-Unis sans visa pour une durée de 180 jours ». En réalité, toutes ces informations et bien d’autres étaient des ‘’Fake news’’.

Ainsi, les ‘’Fake news’’ remettent en cause la confiance des populations aussi bien en leurs représentants qu’aux institutions de représentation démocratique ou encore en les informations relayées par les médias. Pour les cerner, certains gouvernements, au Tchad comme en Ouganda, ont dû adopter des mesures de taxation ou de blocage quant à l’accès aux réseaux sociaux. Mesure emblématique, en 2018, Facebook a lancé un programme de vérification d’informations par des tiers au Cameroun, au Kenya, au Nigeria, en Afrique du Sud et au Sénégal, afin de réduire la propagation de la désinformation. Cette couche constitue une aubaine pour les « cyber-terroristes », qui utilisent massivement les réseaux sociaux pour propager leurs messages, recruter des djihadistes ou collecter des financements.

L’interaction entre les trois couches est indispensable, surtout la 3éme et la 2ième qui, sans les données véhiculées dans la 3ème couche, les outils physiques de la 1ère paraissent inutiles. En contrepartie, et sans les logiciels et les applications de la 2ème couche qui permettent la transmission, les données de la 3ème sont impossibles à gérer. En adoptant cette structure multicouche et multidimensionnelle comme grille de réflexion, la représentation Africaine du cyberespace sera inéluctablement différente de celle des autres continents. En effet, le cyberespace africain ne se construit pas dans les mêmes conditions par apport au cyberespace mondial, et ne dispose pas du même niveau de maturation aussi bien physique, logique que sémantique. Le cyberespace africain vise principalement des objectifs socio-économiques et intérêts stratégiques différents.

Cartographier l’architecture structurant le cyberespace africain permettra de le représenter aux décideurs de manière architecturale, accessible, structurée et intelligible afin que la décision soit pertinente. Ce cas de figure permettra, d’une part, de mieux penser la défense et la sécurité de ce nouvel espace et, d’autre part, d’en identifier les enjeux stratégiques. Le véritable travail de fond qu’il convient d’amorcer est la définition consensuelle de ce que représente le cyberespace pour nous Africains, afin d’être en mesure d’élaborer une cyberstratégie projetant une vision uniforme et protégeant les valeurs africaines dans l’espace cybernétique.

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