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Par la culture et la technique, bâtir une communauté atlantique
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June 5, 2023

Le propos semblera tautologique à beaucoup, mais les géographies ne sont pas - seulement - des œuvres de la Création, ou le produit du hasard et des accidents de la vie de la Terre. Elles sont, presque plus fondamentalement, pourrait-on dire, le produit du regard actif de l’Homme, qui, porté sur elles, les façonne, par le travail, et par la projection de représentations mentales dans la matière. Cette capacité de l’Homme à (se) projeter (par) son regard dans l’espace visibilise les ressources et suscite, ou affine et consolide, la conscience des intérêts, des rivalités et des solidarités.

L’océan qu’on ne voyait pas assez du sud

Le Policy Center for the New South (PCNS), organisateur des Atlantic Dialogues, principale conférence au monde consacrée à l’espace atlantique dans son entièreté, a été associé au 3ème Cours sur la sécurité maritime organisé par Atlantic Centre, une institution affiliée au ministère portugais de la Défense. Atlantic Centre était nommément mentionné par une déclaration conjointe adoptée en marge de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2022, invitant les États du nord et du sud de l’océan Atlantique à se joindre pour une prise en charge de concert du bien commun que constitue l’espace qu’ils ont en partage. Les Atlantic Dialogues, les promotions successives d’Emerging Leaders et la publication Atlantic Currents qui accompagnent la conférence invitent précisément, depuis une décennie, à dépasser la conception voulant que le terme transatlantique ne recouvre que la coopération ou les dynamiques liant l’Amérique du Nord à l’Europe - qui, il est vrai, constituent sur le plan géoéconomique le tronçon de l’espace atlantique le plus significatif, en tant que branche de la Triade. En d’autres termes, le programme que se donnaient cette série d’initiatives devait contribuer à « dé-nordiser », voire « dé-marshalliser » et « dés-otaniser » la lecture de l’Atlantique, en libérant à l’Afrique, à la Caraïbe et à l’Amérique latine la voix qui leur revient au chapitre. L’Atlantique nord n’avait pas à disparaître dans sa spécificité et son idiosyncrasie, mais pouvait laisser s’épanouir une zone de coopération, de prospérité et de sécurité atlantique étendue (wider Atlantic, ou all-Atlantic).

On retrouvait cet esprit dans la formation coordonnée par Atlantic Centre, et organisée sur l’île de Terceira, dans l’archipel des Açores. Elle rassemblait ainsi des locuteurs et participants venus des quatre continents atlantiques et d’une trentaine de pays, dont plus de la moitié d’Afrique.

PCNS

Technique et culture technique des enjeux de la mer

Le Cours portait sur le nexus sécurité maritime / technologie, et le PCNS y était associé en tant que pourvoyeur en expertise aux côtés du think tank sud- et panafricain Institute for Security Studies (ISS), du think tank ghanéen Gulf of Guinea Maritime Institute (GoGMI) et de l’Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche (UNITAR), en plus d’Atlantic Centre, de l’Institut portugais de la Défense nationale (IDN) et du gouvernement des Açores.

L’événement, accueilli sur une base aérienne commune au Portugal et aux États-Unis, rassemblait des officiers de marine, des garde-côtes, des responsables de la sécurité maritime et portuaire d’États ou d’organisations et mécanismes intergouvernementaux représentés, des universitaires, des experts et formateurs, et des responsables du secteur privé. Son ambition, partagée par le consortium d’organisations formatrices, était de permettre de faire converger les parties prenantes vers un patrimoine de compréhension commun, tout en laissant à chacun le privilège du savoir que lui confère son expérience.

Ce patrimoine doit ainsi passer par la compréhension affinée d’un certain nombre de notions incontournables (ainsi, celle de maritime domain awareness), invitant notamment au respect d’un certain nombre de règles de prudence et de sécurité. Sa constitution implique de prendre conscience du potentiel des synergies entre secteurs public et privé comme des architectures institutionnelles en vigueur, notamment sur le continent africain, pour coordonner l’action en mer des États riverains du Golfe de Guinée par exemple (architecture de Yaoundé), ou encore épauler ces derniers dans la prise en charge de leurs responsabilités partagées (projets européens Enmar, SWAIMS, GoGIN).

Poursuivre le dialogue panatlantique

Les discussions ont révélé l’importance de poursuivre le dialogue en vue de passer de la conception à l’action informée. Les marins sont souvent peu au fait des défis terrestres et, en retour, les dirigeants peuvent accorder peu d’importance aux enjeux gigantesques de la mer. Or l’intervention en mer implique parfois des forces aériennes et se poursuit sur les routes terrestres. En outre, la césure entre civils et militaires est parfois trop rigide, empêchant le partage de savoir et d’expérience. Les fonctionnaires comprennent souvent peu l’intérêt d’une collaboration avec le privé, perçu avec méfiance, quand les logiques du privé peuvent parfois prendre à revers les préoccupations et priorités de la puissance publique. Les architectures institutionnelles sont souvent élégantes sur le papier, mais beaucoup plus délicates à mettre en œuvre en pratique. L’aide du Nord part souvent d’une bonne intention (notamment en matière de reddition de comptes au public), mais sous-estime les besoins réels des États du Sud récipiendaires. À tout cela, le dialogue patient et méthodique est bon, car il fait advenir l’intercompréhension qui doit précéder l’interopération.

Question de ressources

Il est, dès lors, et comme toujours, question de ressources. Nombre d’États africains – au rang desquels le Sénégal, qui s’est récemment doté d’une École navale – se rendent compte du besoin pressant en formation de personnel qualifié pour les activités maritimes. L’économie bleue en sera demandeuse, et aura besoin d’expertise technique et de capacités d’intervention en mer et de sécurité renforcées pour pouvoir bien fonctionner. Le développement du commerce intra-africain auquel devrait mener la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), la hausse de consommation d’engrais par les agriculteurs du continent, l’exploitation des ressources offshore, la mise en valeur des littoraux, la pression démographique sur les côtes ne pourront que mener à l’émergence de risques nouveaux, auxquels il faudra se préparer. Encore une fois, du savoir-faire technique sera nécessaire pour faire face à ces défis, impliquant une meilleure interaction hommes/machines, et une capacité intelligente à compter sur ses propres forces, quand il le faut, pour éviter l’hyper-dépendance sans tomber dans le piège d’une autarcie illusoire.

Certains participants ont fait remarquer que les ports africains, faiblement digitalisés, étaient peu exposés aux piratages électroniques, peu intéressés par les applications d’intelligence artificielle, et sans commune mesure en matière de densité et de saturation avec certains ports du monde industrialisé. De ce fait, ils seraient moins exposés aux risques numériques, et peuvent toujours tirer de la croissance de leur extension physique. D’autres ont fait valoir les difficultés émanant de l’absence de délimitations des frontières maritimes entre États africains, jaloux de sécuriser des ressources potentielles à leur bénéfice, ou simplement traditionnellement méfiants à l’endroit de leur voisin.

Pour autant, le besoin d’adaptation, de coopération, de mobilisation commune et intelligente des ressources, de partage des expériences et des informations était une conclusion largement partagée par tous les présents. Dans l’ordre géo-économique mondialisé, l’océan ne sépare pas, il lie. Le commerce mondial, à 70 % maritime, en fournit une preuve éloquente. Un autre exemple que l’on peut mentionner pour notre continent est celui des trois grands océans d’Afrique – l’Atlantique, l’Indien, et le Saharien, tous traversés de flux interlopes. Seuls les États semblent parfois persister à voir les océans comme des barrières, pendant que trafiquants et terroristes les perçoivent comme des routes, des ponts, des tunnels. L’Afrique elle-même, par ledit commerce triangulaire, n’a-t-elle pas fait dans sa chair l’expérience des crimes de masse qui peuvent avoir la navigation pour vecteur ?

Une autre vision de la carte et du territoire

Mais Gorée ne résume pas l’expérience africaine de l’Atlantique. Le Cedi, monnaie du Ghana, ne tire-t-il pas son nom d’un coquillage ? Le Maroc, par la course salétine jusqu’en Islande puis la migration de certains de ses enfants à Manaus au XIXe siècle, n’a-t-il pas vécu depuis longtemps déjà la griserie de l’immensité atlantique ? Par une cruelle ruse de l’histoire, la traite esclavagiste a par ailleurs fait de l’océan Atlantique un espace africain du fait de la présence d’Afro-descendants sur chacune de ses rives. Il serait donc propice d’explorer les opportunités que les flux transatlantiques peuvent présenter pour le continent, tout en travaillant ensemble à en juguler les risques. La fuite d’une cargaison suspecte sur les rivages du Brésil, dont les cartels sont d’un dynamisme effrayant, peut faire l’objet d’une réponse aux abords de la Guinée-Bissau, et en communiquant dans la même langue.

L’expérience portugaise peut sans doute nous apprendre beaucoup. La Zone économique exclusive (ZEE) du Portugal est plus de 17 fois plus étendue que son territoire terrestre, faisant de la frontière la plus étendue du Portugal celle qu’il partage avec les États-Unis, et non l’Espagne, voisin avec lequel il a pourtant sa seule ligne de démarcation visible sur une carte « traditionnelle ». Voilà une représentation alternative qui nous donnerait une idée radicalement différente du territoire et de la notion de territoire, si étroitement liés jusqu’aujourd’hui au terrestre.

Dans l’Afrique de l’Ouest, espace d’appartenance et d’ancrage du Maroc, d’autres expériences peuvent être riches en enseignements. Citons celles de la Commission maritime conjointe entre le Ghana et la Côte d’Ivoire, particulièrement active, et le partage négocié des ressources offshore entre la Mauritanie et le Sénégal, ou encore le souci de faire de la zone G de l’architecture de Yaoundé une zone modèle pour les autres parties prenantes à l’accord. L’Afrique atlantique peut donc aussi fournir des exemples et des ressources symboliques au reste du monde atlantique, tout en œuvrant à son intégration économique et humaine et à sa propre émergence comme pôle géopolitique. C’est, du reste, la logique qui préside le processus de Rabat de 2009, dont la première réunion ministérielle s’est tenue en juin 2022.

Le jeu sur les formats, la capacité à les faire dialoguer, le dépassement des silos et des carcans, le tout soutenu autant par la volonté politique que par la technique, l’expérimentation, le désir de faire mieux et ensemble, pourraient faire ainsi advenir – et d’abord dans les esprits - une coopération atlantique pour une communauté qui reste à construire. Aux côtés des États et des entreprises, des organisations comme Atlantic Centre et le PCNS auront une part majeure à y prendre.

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