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Opinion
Le Salon international de l’édition et du livre (SIEL), dont la 28ème édition s’est achevée le 11 juin 2023, a une fois de plus été l'occasion pour le ‘’petit’’ monde de l'édition de s'interroger sur son avenir. Les rencontres du SIEL ont réuni les différents maillons de la chaîne de production du livre, des auteurs aux éditeurs en passant par les acteurs de la distribution et de la promotion. C’est l’une des rares occasions de prendre le pouls des transformations de cette chaîne et de saisir les défis que vit ce secteur en pleine mutation.
Il est difficile de restituer toute la richesse de cette manifestation en quelques lignes. Mais on ne peut s’empêcher de partager les fortes impressions ressenties lors des visites du Salon : la diversité et le pluralisme linguistique de la production marocaine ; le remarquable potentiel culturel de l’Afrique ; le vif et intéressant dialogue entre écrivains, éditeurs et lecteurs sur l’avenir du livre ; l’enjeu complexe des mutations technologiques sur le monde de l’écriture et de la lecture ; la soif de la jeunesse marocaine pour l’acquisition de la connaissance ; la progressive transformation de l’école publique marocaine dans sa quête de l’universalité du savoir. C’est le côté plein du verre. Le côté vide est ce sentiment que le livre ne se porte pas aussi bien que le souhaitent les professionnels, les auteurs et les lecteurs.
L’édition : un paysage stable
" Le livre va mal ", se lamentent volontiers quelques éditeurs. De fait, le marché du livre est étroit : moins de 2000 publications par an, une cinquantaine d’éditeurs de livres, y compris les livres scolaires, 200 000 à 250 000 acheteurs chaque année. Le dernier Rapport annuel de la Fondation du Roi Abdul-Aziz Al-Saoud sur l’état de l’édition marocaine pour l’année 2022 est instructif à bien des égards :
- près de 1320 livres marocains ont été édités en 2022. La langue arabe est prédominante dans le secteur de l’édition, avec un peu plus de 79 % du total (0,38 % pour la langue amazighe); les publications dans les langues étrangères constituent une part minime de la production éditoriale du pays, avec 17,42 % pour le français, 2,58 % pour l'anglais et 0,30 % pour l'espagnol ;
- le segment «Création littéraire» occupe une place importante avec 18,71 % du bilan éditorial marocain. Les études juridiques arrivent en seconde position avec 18,33 % des titres, suivies par les études historiques (11,52 %). Certains domaines des sciences humaines et sociales comme l’éducation, les écrits sur l’art, la gestion ou la psychologie n’apparaissent que rarement dans les catalogues des éditeurs marocains ;
- la plupart des publications traitent de questions nationales : 74 % de l’ensemble portent sur le Maroc. L’Europe retient l’attention des auteurs et éditeurs dans une moindre proportion (62 titres). Les aires géographiques arabes (57 titres) et africaines (34 titres) interviennent faiblement dans l’offre totale ;
- les textes d'auteurs marocains représentent 86,77 % du total. Les auteurs français arrivent en deuxième position avec 2,35 %, suivis des Tunisiens et des Égyptiens avec 0,83 % chacun. La production porte davantage sur la littérature à hauteur de 27,24 %. L’écriture féminine ne représente que 19,16 % dans le bilan général ;
- l’essentiel de la production éditoriale marocaine est réalisé et diffusé en format papier. Sur les 1.320 livres édités, 10 % seulement sont publiés en format numérique. Le Rapport révèle, par contre, une présence importante du français dans le champ numérique avec 70 titres, suivi de l’arabe (39 titres) et l’anglais (24 titres). Par contre, les questions politiques représentant 24,81 %, l’économie 30,83 % et les questions sociales 12 % sont des champs disciplinaires mieux représentés dans l’édition numérique marocaine.
Un marché du livre étroit mais…en transformation
À la lecture des données révélées par le Rapport de la Fondation Al-Saoud on ne peut que s’interroger sur les facteurs explicatifs de l’étroitesse de la production et sur les caractéristiques de l’économie du livre au Maroc. Tout d’abord, un constat inquiétant: celui de la faible diffusion de la lecture dans la société ; les deux-tiers des Marocains ne lisent pas plus de deux livres par an. Ensuite, le livre n’est pas à la portée de toutes les bourses ; son prix reste cher en dépit de l’effort des maisons d’édition pour serrer leurs marges. C'est vrai, que l'édition est loin d’être une industrie comme une autre. Dans le coût d’un livre vendu à 50 dh l’éditeur et l’auteur empochent respectivement 10 % chacun, une fois les frais déduits. Le reste est prélevé par la distribution, la promotion et les frais connexes. Les subventions ou aides publiques sont dérisoires. Cela n’empêche pas quelques maisons d’édition de se battre pour garder son attrait à la lecture. Enfin, une autre explication de la faible dynamique du marché du livre : la baisse du temps moyen consacré à la lecture. Tandis que la part des faibles lecteurs (moins de 2 livres par an) dans la population totale progresse, le nombre de forts lecteurs régresse. Davantage de lecteurs, mais moins de temps consacré à la lecture.
Résultat : le marché du livre ne s’emballe pas et, plus inquiétant encore, c'est chez les jeunes que la part des forts lecteurs baisse le plus. Là encore, des raisons évidentes expliquent la faible pénétration de la lecture chez les jeunes. La concurrence avec les autres formes d’accès à la connaissance ou de loisirs s'est fortement intensifiée. La télévision occupe désormais une place prédominante dans le foyer. Sans compter la montée en puissance de l’internet, de la vidéo, des jeux informatiques, de la musique, etc. qui absorbent une part croissante du budget et du temps de loisirs des ménages, en particulier chez les jeunes. Le livre a donc perdu sa position de leader dans le domaine de la culture. Il a perdu sa valeur symbolique. Une évolution renforcée par le recul relatif de la littérature dans les ventes totales au profit d'autres secteurs, notamment les livres pratiques.
Faut-il pour autant conclure à une crise du livre ? En fait, tout ne va cependant pas si mal dans le secteur. Un effet de progression en partie lié à l'accroissement et à la diversification de l'offre, en réaction à la lente progression des ventes. Certes, la croissance de l'économie nationale ne s’accompagne pas d’une réelle augmentation du pouvoir d'achat et de son affectation à l’achat de livres. Mais, en contrepartie, la part totale des lecteurs dans la population s'est accrue, avec l'élévation du niveau d'éducation. Ainsi, sur le long terme, rien ne permet vraiment de conclure à une mort programmée du livre, et surtout pas les chiffres, en progression sur les dernières années. Une tendance lourde liée à l'élévation générale du niveau culturel, permise par l'allongement de la durée des études.
Cette évolution du marché s'accompagne d'une diversification des maisons d’édition. Sur fond de concurrence rude, de prix en hausse et de stratégies éditoriales redéfinies. Le tissu éditorial se renouvèle et de nombreux éditeurs font preuve de créativité, aussi bien dans les genres traditionnels, tels que la littérature, que sur des créneaux nouveaux. Avec pour principal enjeu : la captation des parts de marché. L'évolution du secteur de l'édition reflète ces changements. Sur les cinq dernières années, la croissance du chiffre d'affaires du secteur est demeurée constamment positive. Pas de secret, dans un contexte de progression relative du niveau des ventes, l’amélioration du chiffre d'affaires a été acquise au prix d'un accroissement du prix moyen des livres.
Comment expliquer cette tendance à la hausse des prix alors que la concurrence fait rage ? Par la stratégie suivie par de nombreux éditeurs pour tenter de gagner des parts de marché: multiplication des collections, intrusion dans des domaines jusque-là non explorés, accroissement du nombre de livres mis sur le marché. Résultat : le nombre annuel de nouveautés a progressé. Une hausse qui s'est traduite par une multitude de produits concurrents, de plus en plus standardisés, qui ont inondé le marché, notamment dans le domaine des éditions de « poche » et du livre jeunesse. Cette évolution reflète la volonté des éditeurs de coller aux transformations de la demande. Si les ventes progressent, poussées par l'offre et tirées par la diversification, la tendance s'est accompagnée d'une augmentation des taux d'invendus, pour cause d'excédent d'offre. En somme, ni crise ni expansion, pour caractériser l'évolution du marché du livre. Car, si le livre constitue un des supports les plus concurrencés parmi les produits culturels, c'est aussi un produit qui se renouvelle de façon permanente.
Livre en papier versus livre électronique : un combat inégal ?
Aujourd’hui, l’édition devient de plus en plus électronique : les auteurs, les éditeurs, les chefs de fabrication et même les imprimeurs travaillent en numérique. La question du papier est donc réduite à celle du support de diffusion. Et même dans ce cas, elle ne concerne qu’un certain nombre de documents. Typiquement, les livres. Pour les revues, on se trouve aujourd’hui dans une situation où il est peu imaginable qu’une revue s’abstienne d’être diffusée en ligne.
Mais on peut se demander si l’édition du livre papier ne sera pas remise en cause par l’électronique ? Le développement d’internet est synonyme d’une multiplication de livres, revues et documents rendus disponibles. On assiste à une augmentation du nombre de sites d’accès gratuits à des livres de littérature ou d’autres domaines de connaissance, à des revues purement électroniques en création, à une multiplication des sites web de chercheurs, d’équipes et projets de recherche, à une explosion documentaire sur les archives ouvertes, la diffusion des rapports -, etc. Tout cela est rendu possible par l’abaissement du coût de fabrication et de diffusion des documents. Cette explosion est rendue possible par la montée en puissance, au cours de ces dernières années, des grosses plateformes de diffusion de revues : Cairn, Perse, Revue, etc. L’explosion documentaire s’accompagne d’une concentration de plateformes de publication. Dans ce contexte, les outils de recherche d’information deviennent stratégiques. Google l’a compris avant les autres.
L’essor des technologies numériques change la donne de l’édition et de la diffusion des livres et des connaissances en général. L’édition électronique fait éclater la plupart des cadres qui ont fondé cette dernière. Cette situation reflète la mutation des données techniques, la disparité des dispositions concernant le droit d’auteur. Dans un remarquable article (L’édition électronique. De l’imprimé au numérique : évolution et stratégies. OpenEdition Books, 2021), Lise Viera constatait le changement intervenu dans le modèle économique du livre. Dans l’ancien modèle économique, l’organisation éditoriale des publications reposait sur la notion de collection. Dans le nouveau contexte, le principe organisateur d’un point de vue éditorial, c’est le moteur de recherche. De son côté, Pierre Mounier montre que le mouvement de l’Open space repose sur le triomphe de la très puissante économie des biens numériques (L’édition électronique : un nouvel eldorado pour les sciences humaines ? in : Read/Write Book Ed Cléo). Il considère, à juste titre, que dans l’ancien modèle, seules les publications les plus rentables existent, la rareté est donc du côté des publications. Dans le nouveau contexte, toutes les publications possibles existent. Ce sont donc les lecteurs qui deviennent rares.
L’édition du livre est encore largement fondée sur le modèle de la diffusion imprimée. Le développement de la diffusion électronique est susceptible de compromettre l’avenir de l’industrie du livre qui ne doit plus se contenter de réitérer le modèle antérieur mais au contraire le transformer. Une des issues repose sur ses professionnels qui, s’ils se placent dans une logique d’innovation peuvent ériger en expertise une compétence longuement exercée. Les formes modernes que prend aujourd’hui la diffusion des connaissances nous confronte à une question clé : comment éviter d’être submergés par cette profusion et essayer de garder un sens au rapport au livre en démêlant le grain de l’ivraie. En fait le livre imprimé en papier ne continuera-t-il pas d’être notre espoir dans la gestion de la complexité et du chaos du numérique ?