Publications /
Opinion

Back
Ce qu’écrire veut dire
Authors
November 25, 2016

En décembre 2010, je sortais d’une librairie du quartier de l’Agdal à Rabat lorsque je suis tombé sur un journaliste d’un quotidien de grande diffusion que j’ai connu comme étudiant de troisième cycle à la faculté où j’enseigne. Les événements de Tunisie battaient alors leur plein. Nous échangeâmes quelques commentaires sur les dernières péripéties du régime de Benali. Le lendemain, à ma grande surprise, sur « la une » du journal, je découvrais que j’avais fait une déclaration sur ce qui se passait en Tunisie, avec ma photo, alors qu’il n’en était rien. Le journaliste me faisait prendre position et même commenter les événements en cours ! Pourtant, à ce stade de la révolution tunisienne, je m’abstenais de tout commentaire, par prudence académique, les faits étaient alors encore confus. Le sens de ce qui se passait était peu lisible.

Ce n’était pas la première fois qu’une conversation ordinaire était transformée en entretien formel et rendue publique sans que je le veuille, accolée de l’étrange mention : « selon une source qui a tenu à garder l’anonymat », la source en question n’a jamais été consultée.

Je considère la participation aux débats publics comme un engagement, une obligation, ayant pour objectif de contribuer à l’élévation du niveau de conscience politique au sein de notre société : une mission que je me suis assignée, prolongement de mes adhérences marxistes. Je prêche l’élargissement du débat public chez mes concitoyens. J’enseigne la nécessité de la plus large appropriation populaire de la chose publique, convaincu qu’il s’agit là d’une des clés de la modernisation de notre société. En conséquence, je n’hésite pas à répondre aux invitations à prendre la parole ici ou là, généralement dans des sites universitaires, quand je le peux. Aussi au cours de l’année universitaire qui vient de s’écouler, je peux dire que je n’ai pas chômé. Peut être même en ai-je fait un peu trop. Je suis intervenu sur les politiques publiques, les droits humains, le développement social, le Maghreb, la démocratie participative, la société civile. Cependant, je veille à une nette démarcation entre une démarche de science politique, ma discipline de référence, et les militances de toute nature qui enveloppent ces thématiques et dans lesquelles versent souvent nombre de mes fréquentations.

Le débat public chez nous est normalement couvert par les médias de toute nature, les nouvelles technologies. Pour la énième fois en cette fin d’année, je viens de constater que ce que je crois avoir dit en public correspond peu aux couvertures médiatiques qui en ont été faites : au niveau des titres thèses, des formules attrape grand public, les phrases extraites de leur contexte, des observations, voire des interrogations arbitrairement découpées des contenus, des phrases fractionnées, le dévoiement de sens de nombre de propositions, la recherche du spectaculaire à partir de propos pourtant clairement délimités, sans rapport avec ma manière de faire..

N’étant ni un acteur politique, ni un analyste qui entend décerner de bons ou de mauvais points, j’essaie d’aborder les problèmes d’un point de vue aussi distant que possible avec la politique courante. Le fait est que les lieux du débat public sont investis par toute sorte de chasseur de déclarations spectaculaires, de scoop, et de médias imaginables. Ces derniers ne semblent pas voir de différences entre un discours qui tend à la scientificité et un discours politique courant d’acteurs en posture de combat dans un contexte de compétition à quelques semaines des élections législatives. Il fut un temps où la distinction était claire, où le monde de la communication était investi par d’honnêtes intermédiaires qui savaient ce qu’écrire veut dire. Les gens de ma génération ont en tête nombre de journalistes qui circulaient dans les espaces intellectuels avec grand scrupule et un arsenal imposant de règles morales.

S’agit-il d’un problème de formation ? L’effet néfaste et irrésistible des nouvelles technologies ? Les effets d’un analphabétisme politique rampant ? La dissolution de tout idéal ? L’évaporation de toute éthique ?

Devant cet état de fait, moi qui me suis fixé comme tâche de contribuer le renforcement de l’intérêt pour la chose publique, de participer au débat public, comment faire face à ces maux d’incompréhension, de déformation volontaire ou involontaire, d’absence de professionnalisme, de manipulation médiatique ?

Permettez-moi de passer en revue quelques possibilités de réponse:

- un ami m’a conseillé d’avoir à l’occasion de ces manifestations publiques forcément fréquentées par toutes sortes de gens, mon intervention toute prête à être distribuée aux intéressés afin d’échapper aux dérives, aux interprétations mal intentionnées :
cela participe plus d’une posture de guerre de communication, que du débat public, et souvent le débat qui suit les interventions permet de mieux ajuster les idées et leur expression.

- on peut aussi considérer que ces pratiques et cet état de choses sont une fatalité et qu’on ne peut rien contre cela, qu’il n’y a pas d’autre choix que de faire avec. Dans ces conditions, notre objectif qui est de participer à l’élargissement du débat public
ne saurait être atteint. C’est le contraire qui advient, une désintégration, dégradation, une décridibilisation du dire sur la politique.

- solliciter, selon la formule du grand journaliste egyptien Heikal « l’autorisation de s’en aller », c’est à dire en l’occurrence « l’autorisation de se taire », (Al istiidane bi-li-inisiraf/ mais Heikal en avait tellement dit qu’il n’avait plus rien envie de dire). Cette option impose de déserter les lieux de la parole publique et de s’en remettre pour cela à la tache historique du développement du débat public aux forces profondes à l’oeuvre dans la société.

- une autre issue intéressante pour le chercheur tranquille, consiste à fermer les lieux académiques à toutes les pollutions politiciennes ou médiatiques..et inscrire sur la porte d’entrée des académies que l’on fréquente la fameuse formule attribuée à Platon: « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».

RELATED CONTENT

  • Authors
    François Gaulme
    July 20, 2018
    This paper aims to highlight both the financial, economic and political adjustment cycle, affecting two Central African petro-states, Gabon and the Republic of Congo (Congo-Brazzaville). These two countries, linked by their rentier economic system and their common colonial history, have nevertheless experienced different political fates after independence, with the former maintaining a special relationship with France, while the latter quickly opted for Marxism. In the 1980s and 199 ...
  • Authors
    Sabine Cessou
    July 20, 2018
    Lors d’un séminaire, organisé par l’OCP Policy Center, le 20 juin 2018, à Rabat, des experts du jihad dans le Sahel se sont posé la question de l’extension ou du recul de ces groupes armés. La première partie du compte-rendu des discussions a été publiée ici. Selon Lemine Ould Salem, journaliste mauritanien et auteur de plusieurs livres sur le terrorisme dans le Sahel, « il n’existe pas historiquement de jihad sahélien, même si des épisodes historiques du jihad se sont déroulés sur ...
  • Authors
    July 19, 2018
    Recep Tayyip Erdogan was humming and he had reason to feel joyful. His people had entrusted him with reforming their constitution, which would give him more power, incredible power. Possibly, he could realize his dream after all, the revival of the Ottoman Empire. Such Turkish power last seen in the era of Osman I at the end of the 13th century in northern Anatolia. A neo-Ottoman, is it a vision of a megalomaniac? Would Saudi Arabia ever be willing to be ruled by a Turk? A Turk who ...
  • Authors
    Mokhtar Ghailani
    July 13, 2018
    Les participants aux travaux de la Conférence annuelle du réseau EuroMesco, autour du thème « Un regard nouveau sur les relations euro-méditerranéennes », co-organisée par l’OCP Policy Center et l’Institut Européen de la Méditerranée IEMed, à Rabat, les 12 et 13 juillet 2018, ont été unanimes à faire leur le constat selon lequel la situation qui prévaut dans l’espace euro-méditerranéen, les rives nord et sud confondues, est prédominée par des tensions et des défis.  Tout au long de ...
  • Authors
    July 11, 2018
    Who would cry because a whale has died, thrown onto a beach somewhere on our globe by a giant wave, the noble mammal ceasing to breathe through its blowhole in the head. No news on television, possibly a note on the third page of a local newspaper. Eight billion humans, most struggling to survive themselves, will never know or care. A pilot whale has died in Southern Thailand, after consuming more than eighty black plastic bags? A sperm whale discovered dead on a beach of Spain, who ...
  • Authors
    July 10, 2018
    Historians often offer different interpretations of the events that have shaped our destiny, yet, with respect to World War 2, the bloodiest conflict in history, they seem to concur on two points. First, that those yearning for peace underestimated the National Socialists’ determination to wage a war of conquest until it was far too late to deter them, and, second, that Nazi Germany failed to anticipate that Britain, the United States, and the Soviet Union – each of which it provok ...