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Les monnaies numériques des banques centrales : où en est-on ? Où va-t-on ?
April 4, 2023

Face à l’essor des cryptomonnaies, les banques centrales sont en train de réagir en lançant leurs propres monnaies numériques. L’objet de ce Policy Brief est de faire le point sur la préparation des monnaies numériques de banques centrales (MNBC) par les autorités monétaires, un processus qui concerne tous les pays, émergents, en développement, et plus avancés. Il s’agit aussi d’analyser les conditions et certaines des conséquences (pour les banques, pour l’inclusion financière, pour la conduite de la politique monétaire...) d’une telle innovation financière, en distinguant systématiquement les MNBC de gros et les MNBC de détail.

INTRODUCTION

Depuis l’article fondateur de 2008 de S.Nakamoto (en fait, un pseudonyme qui camoufle probablement un collectif d’auteurs...), qui a introduit en même temps la technologie blockchain et le bitcoin, les cryptomonnaies se sont rapidement développées. Il s’agit d’actifs monétaires numériques et décentralisés car nés d’initiatives venant non pas des autorités monétaires mais d’agents privés. C’est pourquoi , en raccourci, on peut parler de monnaies privées en contraste avec les monnaies publiques ou officielles (monnaies dites « fiat »). La référence à des monnaies privées appelle une précision. Car les banquiers centraux désignent souvent par monnaie privée la monnaie créée et gérée par les banques de second rang, par contraste avec la monnaie banque centrale. Que la monnaie officielle, dotée du cours légal et donc du pouvoir libératoire, soit logée dans le bilan de la banque centrale ou dans les bilans des banques ne change rien à sa dimension publique et « fiat ». Les cryptomonnaies sont des monnaies vraiment privées pour les raisons mentionnées plus haut.

Mais, avec les cryptomonnaies, s’agit-il de monnaies au sens plein du terme ? Pour répondre à cette question, la distinction faite il y a longtemps par John Hicks, Prix Nobel d’économie, entre monnaie complète et monnaie partielle est éclairante. Une monnaie est complète si elle remplit les trois fonctions traditionnelles de la monnaie : unité de compte, intermédiaire entre les échanges (ou fonction transactionnelle de la monnaie), réserve de valeur. Une monnaie partielle ne satisfait au plus que deux des trois fonctions habituelles de la monnaie.

Force est de reconnaître que, jusqu’à présent, le bitcoin et les autres cryptomonnaies demeurent des monnaies partielles. Car ils ne remplissent que de façon très marginale la fonction spécifique de la monnaie, la fonction transactionnelle. Seuls deux pays ont conféré jusqu’à maintenant le cours légal au bitcoin : le Salvador depuis décembre 2021 (où il circule à coté du dollar américain), la République centrafricaine qui accepte la circulation parallèle du bitcoin et du franc CFA. La volatilité empirique des cryptomonnaies en fait de mauvaises unités de comptes, de très médiocres étalons des valeurs. C’est cette volatilité empirique qui a concrètement conduit les Salvadoriens à bouder jusqu’à présent le bitcoin au profit du dollar pour leurs règlements courants. Une nouvelle illustration du fait que la coexistence entre plusieurs monnaies sur le même territoire est rarement pacifique : l’une d’entre elles finit par prévaloir sur les autres selon les préférences individuelles. Pour les cryptomonnaies, l’excès de volatilité est susceptible de s’infléchir lorsqu’il est question de « stablecoins » ancrés sur une monnaie publique avec une parité en principe fixe. Mais, même-là, certains « stablecoins » se sont révélés depuis deux-trois ans être éminemment instables, avec des plateformes de négociation qui n’ont pas été en mesure de faire face à des retraits impromptus et massifs de liquidités de la part des investisseurs.

Parce que les cryptomonnaies restent aujourd’hui des monnaies partielles au sens de Hicks, les banquiers centraux préfèrent les qualifier de crypto-actifs, une manière de les considérer comme une classe d’actifs parmi d’autres. Cette distinction sémantique est substantielle, pas formelle. Malgré cela, et pour simplifier, je vais dans ce papier continuer à parler de cryptomonnaies.

Dans la mesure où les cryptomonnaies sont privées et décentralisées, elles représentent un défi, voire une menace, pour les banques centrales et pour la politique monétaire qu’elles mènent. Car elles viennent empiéter sur le pouvoir monétaire des États, sur la régulation des paiements et de la masse monétaire par les banques centrales, sur des prérogatives des régulateurs bancaires et financiers...Par exemple, sur ce dernier point, elles peuvent dans certains cas servir à contourner les réglementations relatives à la lutte contre le blanchiment de l’argent sale et contre le financement du terrorisme. Parce que les cryptomonnaies sont privées, elles ne s’adossent à aucune banque centrale, à aucun « prêteur de dernier ressort » si leurs cours venaient à dévisser...On comprend donc pourquoi, face à ces nouveaux défis, les banques centrales ont voulu reprendre la main.

Face à l’essor et à la multiplication des cryptomonnaies, les banques centrales, avec la bénédiction des gouvernements, ont réagi en annonçant le lancement de monnaies banques centrales, donc publiques, digitales. Il faut dire qu’une telle réaction a été catalysée par l’initiative de Facebook/Meta de mettre sur le marché une cryptomonnaie d’abord baptisée Libra puis ensuite dénommée Diem. Variété de « stable coin » ancré sur le dollar, le Diem, s’il avait vu le jour, aurait potentiellement concerné près de deux milliards et demi d’individus, tous les utilisateurs de Facebook. Un éléphant dans un magasin de porcelaine, la porte ouverte à une vraie menace sur la souveraineté monétaire des États et de leurs banques centrales. Cette affaire a donné lieu à un bras de fer entre Facebook et les pouvoirs publics américains, européens...Ce fut un vrai test de la capacité de ces derniers à s’opposer à une initiative monétaire majeure de l’un des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazone, Microsoft). Tout le monde s’y est mis, la Fed, la BCE, le G20...pour bloquer dans l’œuf le Diem. Partie remise ? Nous verrons bien. La riposte des autorités a consisté en un blocage réglementaire du projet de Facebook ; elle a surtout débouché sur les projets de monnaies numériques banques centrales. Puisque la technologie-blockchain, intelligence artificielle et métavers est là, pourquoi ne pas l’appliquer au pivot de tout système monétaire et financier, la monnaie banque centrale ? Cette dernière est constituée des billets et des pièces en circulation ainsi que des réserves des banques auprès de la banque centrale, à laquelle s’adosse la monnaie créée par les banques via les crédits qu’elles accordent et les dépôts qu’elles collectent, selon la formule canonique, « les crédits font les dépôts ». C’est la distribution de crédits qui engendre la création monétaire des banques sous forme de dépôts, ce que d’aucuns appellent de la monnaie « privée » par opposition à la monnaie publique qu’est la monnaie banque centrale. Nous avons déjà indiqué que, pour notre part, nous préférons réserver l’appellation de monnaies privées aux cryptomonnaies...La MNBC, tout comme les cryptomonnaies, n’a pas d’existence physique. Elle doit être enregistrée dans un registre (« ledger »), constitutif de la blockchain (« distributed ledger technology »). Elle représente une créance pour ceux qui la détiendront, une dette pour la banque centrale. De ce fait, elle figurera au passif du bilan de cette dernière.

L’ÉTAT DES LIEUX DES MNBC

Pour prendre la mesure du phénomène, il faut d’emblée distinguer deux composantes, séparées mais le plus souvent complémentaires :

1/ les MNBC de détail (« retail »), qui ont vocation à être accessibles à tous pour les paiements courants ;

2/ les MNBC de gros (« wholesale ») qui vont concerner les relations interbancaires (par exemple, via le marché monétaire).

D’après les statistiques de la BRI, à la date de fin 2022, près de 90 % des banques centrales dans le monde avaient engagé une réflexion, et parfois même les premières étapes, du lancement d’une MNBC. Soit en adoptant d’emblée une approche globale combinant MNBC de gros et de détail, soit en privilégiant une approche séquentielle commençant alors en général par la MNBC de gros. Cette démarche séquentielle commençant assez logiquement par la MNBC de gros est, parmi beaucoup d’exemples identiques, celle de la Banque d’Algérie.

Tous les pays, y compris les émergents et ceux en développement, qui ont du mal à émerger, se préoccupent de lancer leur MNBC. La Chine a été historiquement la première à travailler sur sa MNBC, suivie de près dans le temps par la Suède. Très réticente et même très contraignante face à l’essor du bitcoin et des autres monnaies numériques privées, elle a pris les devants face aux initiatives privées et décentralisées en lançant avant tout le monde le e-yuan. Un paradoxe, puisque le yuan n’est toujours pas pleinement convertible ? Sans doute pas : les Chinois jouent ici le jeu du parallélisme entre innovation technologique et ouverture extérieure, entre développement de la monnaie publique numérique et promotion du rôle international du yuan. Par ailleurs, dans un système hypercentralisé, le yuan numérique va renforcer les moyens de contrôle par l’appareil d’État, plutôt que de donner aux opérateurs privés de possibles degrés de liberté.

Les États-Unis sont venus à la question de la MNBC récemment, avec la publication en septembre 2022 d’un Rapport commandé par la Maison Blanche.1 Un signal que, du côté américain, on aborde le sujet au niveau supérieur avec pour enjeu l’avenir de la prééminence du dollar sur la scène mondiale. Mais on sent du côté américain des divergences entre la Fed et le Trésor. La banque centrale est en retrait sur le projet de e-dollar, car jusqu’à présent elle se satisfait de l’existence de deux stablecoins ancrés sur le dollar, le Tether (USDT) et l’USD Coin (USDC). Il s’agit, à la différence d’autres exemples de stablecoins, de cryptos vraiment « stables », adossées à des plateformes en mesure de faire face à des retraits brutaux de liquidités. La Fed, qui surveille ces deux cryptos comme le lait sur le feu, les considère comme d’assez bons « proxies » d’un e-dollar qui n’existe pas encore. Telle est, en tout cas, la position exprimée à plusieurs reprises par J.Powell, le Président de la Fed. Le Trésor américain est plus allant sur le sujet, en particulier pour un e-dollar « de gros » utilisé dans les relations interbancaires. Il est sans doute plus sensible à des considérations relatives à la souveraineté monétaire nationale et au rôle international du dollar. On l’aura compris, la démarche et les positions de chacune des autorités concernées est politique avant d’être technique. Une telle dimension politique viole-t-elle le sacro-saint principe d’indépendance de la banque centrale ? Pas nécessairement...

Le fait de suivre plutôt que d’ouvrir la voie de la monnaie publique digitale n’est pas nécessairement un handicap : dans certains cas, cela permet aux « suiveurs » de profiter de l’expérience des premiers de cordée, d’éviter de faire certaines erreurs...Dans le calendrier, les Européens s’inscrivent entre Chinois et Américains. Pour s’en tenir à la zone euro, la BCE a ouvert à mi-2021 une phase d’investigation sur l’euro numérique, impliquant l’ensemble de l’Eurosystème (outre elle-même, les banques centrales des pays membres de la zone euro). Cette phase, centrée sur des expérimentations portant d’abord sur les paiements de détail (ceux des ménages et des petites entreprises) pour s’étendre ensuite aux paiements de gros ( en particulier les opérations interbancaires), doit durer jusqu’à l’automne 2023. À partir de là, l’idée est de lancer l’euro numérique de détail assez rapidement, en tout cas plus vite que ce qui avait été initialement envisagé. D’ici là, il s’agit de faire de la pédagogie

pour bien préparer les opinions publiques, les consommateurs et les entreprises mais aussi les administrations publiques. Il faut également vérifier la compatibilité des technologies utilisées pour l’euro numérique avec celles mises en œuvre dans les systèmes de paiement existants. Près de cinq années pour lancer numérique, n’est-ce pas trop long vu la disponibilité des technologies requises ? Ces technologies sont elles-mêmes rapidement dépassées par de nouvelles, ce qui implique d’être pragmatique. En pratique, les transitions à opérer vont demander du temps et changer certaines habitudes de paiement, même si la digitalisation de l’euro va demander beaucoup moins d’ajustements que le passage des monnaies nationales à l’euro n’en avait requis à l’époque.

La phase d’expérimentation européenne a déjà suscité des controverses. Au terme d’un appel d’offres destiné à solliciter des entreprises privées afin de préparer des prototypes et dont les résultats ont été dévoilés en septembre 2022, la BCE a retenu, sur les 54 candidats, cinq sociétés dont la française Worldline mais aussi l’américaine Amazon. Le cheval dans Troie ? Cette introduction d’un des GAFAM au cœur du réacteur monétaire européen a, il ne faut pas s’en étonner, suscité quelque émoi. Ce à quoi la BCE répond en soulignant que les prototypes testés pendant la phase d’expérimentation ne préfigurent aucunement la solution finalement retenue. On fait plus convaincant !

L’Afrique n’accuse aucun retard dans ce domaine par rapport aux pays avancés, loin de là. En matière de monétique, de digitalisation des paiements, le continent africain est même en avance sur certains pays du Nord. La densité de la téléphonie mobile est non seulement la conséquence de l’introduction des nouvelles technologies ; elle est aussi la réponse à des défis communs à de nombreux pays africains. En sautant l’étape du chèque, les pays africains ont plus que rattrapé un retard qu’ils accusaient il y a encore dix ans en matière de monétique. D’après les chiffres donnés par Cina Lawson, ministre de l’Économie numérique et de la transformation digitale du Togo, le taux de pénétration du mobile dans son pays est passé de 41 % en 2011 à 78 % en 2021. Une évolution semblable est constatée dans tous les pays africains.

Les responsables africains attendent au moins trois effets positifs de la MNBC : 1/ contrer l’influence, jugée souvent excessive, des cryptomonnaies. Par exemple, la Banque centrale du Nigeria insiste beaucoup sur cet objectif ; 2/plus d’inclusion financière, dans des pays où souvent 50 % de la population n’est pas bancarisée. Dans la zone du franc CFA, en 2022, 52 % de la population ne possédait pas de compte bancaire ; 3/ une stimulation pour les transferts internationaux de devises, grâce à la réduction des délais de tels transferts et à la baisse des coûts de transaction concernés. Sur le continent, le Nigeria et le Ghana sont les plus avancés pour le lancement respectif de l’e-naira et l’e-celi. Le Maroc a mis en place dès 2021 un Comité chargé d’évaluer les coûts et avantages d’une MNBC. L’Égypte a lancé en 2022 une étude pour l’e-EGP. Une démarche identique est adoptée du côté de la BCEAO et de la BEAC. Sur la MNBC, les pays africains convergent, avec peu de décalages dans le temps, vers une approche prudente, graduelle, et pragmatique. Ce faisant, ils rejoignent la problématique largement partagée dans le monde.

LA RAISON D’ÊTRE DES MNBC

Toute une série d’arguments sont avancés en faveur des MNBC. La liste des avantages ne doit pas faire oublier certains coûts de l’opération. De même que la production (le « minage ») des cryptomonnaies via des blockchains nécessite une consommation d’énergie élevée et allant contre les objectifs écologiques largement partagés, de même la production de MNBC, faisant généralement appel à la technologie blockchain, soulève le même type de défis. Une évaluation exhaustive des MNBC impliquerait de faire le bilan de l’ensemble des coûts et avantages actualisés (avec quel taux d’actualisation ?), car distribués dans le temps. À ce stade, dans une approche partielle qui ne peut prétendre remplacer une évaluation globale, je vais évoquer certains des avantages attendus des MNBC. En voici une liste non exhaustive :

1) introduire les nouvelles technologies dans les banques centrales et la politique monétaire. L’argument est imparable car de bon sens. On ne voit pas très bien pourquoi et comment la monnaie des banques centrales pourrait rester en dehors de cette lame de fond technologique. Les utilisateurs veulent accéder à des monnaies digitales, qu’elles soient partielles, comme les cryptos, ou complètes, comme les MNBC, qui remplissent toutes les fonctions possibles de la monnaie. Cette demande des agents non financiers pour l’innovation technologique dernier cri existe partout, même dans les pays en développement ainsi que le suggère l’essor de la monnaie digitale en Afrique subsaharienne ;

2) conserver à la monnaie banque centrale sa fonction de pivot du système monétaire.

Nous l’avons dit, cette monnaie banque centrale remplit deux rôles essentiels : elle satisfait la demande du public et des entreprises pour des espèces qui seront en pratique dématérialisées ; elle est le pivot qui permet la création monétaire des banques. Pour les banques centrales, la MNBC sera là pour compenser, au sens arithmétique, la baisse du cash. Une baisse relative, en proportion de la masse monétaire totale ou en pourcentage du bilan total de la banque centrale, et forcément lente compte tenu des habitudes, des données culturelles....Même dans les pays avancés, la part du cash résiste à la baisse pour plusieurs raisons. Ainsi, les billets en circulation représentaient à fin 2022 encore 20 % du bilan de l’Eurosystème. Les chiffres correspondants sont beaucoup plus élevés dans les pays émergents ou en développement. Donc, même si le recours au cash résiste un peu partout, les banques centrales, avec les MNBC, anticipent sur le long terme non pas sa disparition mais son recul relatif.

Dans l’esprit de ses promoteurs, la MNBC de détail devra être avant tout un moyen de paiement. Mais en pratique, comme pour les billets, rien n’empêchera qu’elle puisse aussi servir d’actif de placement, par exemple être le support d’une intense thésaurisation de la part des ménages, des entreprises,...Cela veut dire que, pour la politique d’émission de cette MNBC comme pour la conduite de la politique monétaire, la banque centrale devra chercher à mettre en évidence une fonction de demande de MNBC de détail par le public et une fonction de demande de MNBC par les intermédiaires financiers les moins instables possibles dans le temps, dans un contexte où de nombreux facteurs sont susceptibles d’alimenter une telle instabilité (changements de palier dans les taux d’inflation, dans les taux d’intérêt, impact des nouvelles technologies...).

L’essor des cryptomonnaies a engendré une fragmentation indéniable du système monétaire, puisque chacune règne, si l’on peut dire, dans une aire d’acceptation et de circulation restreinte. La MNBC permet de lutter contre une telle fragmentation, en conférant à la monnaie publique des banques centrales, grâce au numérique, la fonction de recréer l’unité et l’homogénéité indispensables au bon fonctionnement du système de paiement et à l’efficacité de toute politique monétaire. Plus précisément, l’homogénéité d’une monnaie signifie qu’elle est échangée à la parité 1/1 entre les différentes formes (cash, dépôts, version digitale...) qu’elle est susceptible de revêtir. Cela impliquera, par exemple, que la monnaie numérique, qu’elle soit de gros ou de détail, devra s’échanger à la parité contre n’importe quelle version non numérique de la monnaie « fiat » en toutes circonstances ;

3) renforcer la transparence, la traçabilité et la sécurité des paiements. Il s’agit là des avantages habituellement reconnus aux nouvelles technologies, qui « encapsulent » les informations pertinentes sur les paiements. Le souci de traçabilité des flux, pour des raisons de lutte contre le blanchiment de l’argent ou contre le financement du terrorisme, pour des considérations fiscales également, est susceptible d’entrer en conflit avec ce que permet, en négatif des MNBC, le cash matérialisé par les billets et pièces. Comme le disait Dostoïevski, la monnaie, tout spécialement le cash, est de « la liberté frappée ». Une liberté confortée par l’anonymat des règlements, la protection des données au sens du règlement européen RGPD,... Pour que les MNBC s’acclimatent, les banques centrales devront rassurer les futurs utilisateurs sur le fait que ces monnaies digitales ne seront pas une intrusion style « Big Brother » dans la vie de chacun, et qu’il n’y aura pas de recoupements entre les différentes sources de données, sauf manquement réglementaire ou fiscal supposé ou avéré ;

4) élargir l’inclusion financière. L’argument est souvent suggéré, sans être démontré. Seule l’expérience permettra de voir si les MNBC ont effectivement permis d’attirer vers le système financier formalisé et régulé des couches de la population qui, soit étaient privées de tout accès aux services financiers et aux mécanismes officiels de paiements et de règlements, soit étaient cantonnées dans l’économie et la finance informelles. Que les choses soient claires : la MNBC ne va, par elle-même, corriger les inégalités de revenus ou de patrimoine, ou pallier le manque d’information et d’éducation financières. Mais, travaillant sur l’exemple de l’Indonésie, pays dans lequel seulement 7 millions sur près de 280 millions d’habitants investissent en bourse, N.Bilotta2 montre qu’une roupie digitale faciliterait l’inclusion financière, en réduisant les coûts de transaction, par exemple sur les capitaux des Indonésiens émigrés transférés vers leur pays d’origine, en diminuant les coûts d’identification (en comparaison avec des coûts d’intermédiation bancaire) pour ceux désireux d’effectuer des paiements et règlements, et en facilitant l’éducation financière.

Là aussi, le vécu de l’Afrique peut aider à tenter des projections pour le reste du monde. Sur le continent africain, la monnaie digitale privée, malgré sa dimension « technocratique », n’a pas accru la fracture sociale ; elle aurait plutôt favorisé l’inclusion financière y compris en milieu rural. À suivre de près, pour voir si le cas de l’Afrique est généralisable ;

5) réduire les coûts de transaction. Sur ce terrain-là, monnaies digitales privées et publiques se rejoignent. Car les unes et les autres, grâce aux protocoles impliqués et aux volumes échangés et au jeu des économies d’échelle, diminuent drastiquement le coût unitaire des paiements. Il y a là un argument favorable à la désintermédiation, au contournement des banques qui, pour de multiples raisons, ont du mal à abaisser rapidement le coût de l’intermédiation bancaire. Dans une économie ouverte, la réduction des coûts de transfert de la monnaie a des avantages microéconomiques évidents. Elle a l’inconvénient de rendre moins coûteuses les sorties de capitaux en cas de spéculation contre la monnaie nationale...Il est difficile de gagner sur tous les tableaux à la fois, sauf à prétendre parer à cet inconvénient par un contrôle des changes renforcé, qui engendrerait à son tour d’autres types de coûts et serait encore plus aisé à contourner par les agents économiques domestiques grâce aux monnaies numériques ;

6) promouvoir le rôle international de la monnaie domestique. Que se passerait-il concrètement si par exemple l’Eurosystème renonçait à l’euro numérique, alors que le dollar numérique et le yuan numérique étaient mis en œuvre ? On peut imaginer que la compétitivité de l’euro, c’est-à-dire son aptitude à affronter la concurrence des autres monnaies de réserve,

en serait amoindrie, avec rapidement un recul des parts de marché de la devise européenne. L’exemple de l’euro est généralisable aux autres monnaies de réserve et à toutes les devises qui prétendent jouer un rôle supranational. Le digital va s’inscrire au cœur de la concurrence entre monnaies, avec pour enjeu la bataille pour des parts de marché accrues sur la scène mondiale ou au moins régionale. Nous rencontrons ici un exemple d’effet d’entraînement et d’imitation dû à la globalisation financière : tel pays est obligé d’avoir sa MNBC si les autres montrent la voie, ce qui pousse à un ajustement « vers le haut » dans le processus de digitalisation. Certaines forces dans le sens d’une fragmentation (limitée) de l’économie et de la finance mondiales, nées de la COVID-19- et de la guerre en Ukraine, ne changent rien à l’affaire.

CERTAINES CONSÉQUENCES DES MNBC

Comme indiqué, les MNBC ne pourront se déployer que si elles respectent les règles de protection des données individuelles, pour nous en Europe le règlement RGPD. Les instances de régulation devront y veiller scrupuleusement, sous peine d’entamer la crédibilité et donc l’usage de ces monnaies digitales.

Les MNBC seront, nous l’avons vu, des monnaies complètes au sens de John Hicks, puisqu’elles peuvent remplir toutes les fonctions traditionnelles de la monnaie. La plupart des études préparatoires en vue du lancement des MNBC insistent sur leur rôle d’unités de compte, certes important mais pas exclusif de leur capacité à satisfaire les deux autres fonctions. De ce point, elles vont posséder un avantage compétitif sur les cryptomonnaies privées, qui demeureront des monnaies très partielles aussi longtemps qu’elles ne bénéficieront pas du cours légal.

Cette différence de nature entre des monnaies complètes et des monnaies seulement partielles aura forcément des conséquences sur la concurrence entre les unes et les autres, mais aussi sur la question suivante : les MNBC vont-elles s’ajouter (effet de complémentarité) ou se substituer à des composantes monétaires existantes ? Question à traiter sous trois facettes :

1) les MNBC devraient plutôt s’ajouter que se substituer aux cryptomonnaies. Elles seront le support d’opérations de « retour » des cryptomonnaies vers la monnaie « fiat » et les circuits monétaires officiels, sans sous-estimer la fréquence de flux inverses. C’est lors de tels flux de retour qu’interviennent la lutte contre le blanchiment d’argent sale et contre le financement du terrorisme ainsi que d’éventuels contrôles fiscaux ;

2) les MNBC vont-elles entraîner une attrition des dépôts auprès des banques ? Telle est en tout cas la crainte de nombreux banquiers, qui concerne avant tout la MNBC de détail, celle qui touche potentiellement l’ensemble de la population. Très concrètement, les banques craignent qu’en période de stress, a fortiori face à une crise bancaire systémique, les clients transforment leurs dépôts bancaires en MNBC, par un phénomène de report vers la « bonne » monnaie. Pour la MNBC de gros, pas de crainte particulière : les banques comme les autres intermédiaires financiers seront totalement impliquées et bénéficiaires dans la digitalisation des échanges interbancaires de monnaie banque centrale.

La crainte des banques est probablement exagérée : les MNBC de détail, tout comme le cash, ne rapportent pas d’intérêt, à la différence des dépôts bancaires. Cet écart devrait se creuser avec la sortie du régime de taux zéro et la « normalisation » progressive des taux qui signifie le retour à des taux nominaux significativement positifs (même si les taux hors inflation, c’est-à-dire les taux réels) vont demeurer négatifs quelque temps dans plusieurs régions du monde...Certes, il n’y a pour le détenteur aucun risque de contrepartie sur la MNBC, puisque la banque centrale en garantit sans limite la valeur nominale et le pouvoir libératoire, à la différence des banques où la garantie des dépôts est, dans tous les pays, plafonnée par des textes. Ce faisant, le couple rendement/risque va faire que les intéressés ne vont pas changer systématiquement leurs dépôts bancaires en MNBC, sauf dans l’hypothèse d’un « run » sur les banques se transformant via des effets de contagion désormais bien identifiés en crise bancaire systémique. Le processus de création monétaire impliquant massivement les banques (comme évoqué déjà, « les crédits font les dépôts ») ne devrait pas être chamboulé par les MNBC. La crainte des banquiers est légitime, mais elle est exagérée. En tout cas, afin de les rassurer par avance, de nombreuses banques centrales au Nord comme au Sud prévoient de plafonner ex ante l’encours de MNBC de détail. Reste alors aux autorités monétaires à choisir une règle simple pour fixer et éventuellement ajuster le plafond dans le temps : en proportion du PIB, de la masse monétaire totale, du bilan de la banque centrale, de l’encours total de MNBC... ? Une remarque en passant : il est intéressant de rapprocher le plafonnement éventuel de l’encours des MNBC, du plafond de l’offre de bitcoins tel que fixé dès l’article fondateur de Nakamoto. Une convergence complètement fortuite ? Ce point mérite d’être creusé, même si les motivations des deux types de plafonds semblent a priori bien différentes ;

3) la MNBC de détail va se substituer partiellement au cash, nous l’avons dit, accentuant la tendance à la baisse de la part du cash dans le total des moyens de paiement. La COVID-19 avait déjà accéléré le rythme de substitution. Mais avec les monnaies publiques digitales, il s’agit d’un mouvement sans conteste structurel et plus intense. Nous avons évoqué les raisons pour lesquelles le cash ne va pas disparaître, même dans les pays les plus avancés au plan technologique. Mais les seuils sur lesquels le recul du cash va buter n’ont pas encore été atteints. D’ici là, le déclin de la part du cash va avoir des conséquences règlementaires et fiscales, et elle va modifier le fonctionnement de l’économie informelle.

Pour la politique monétaire, il va falloir regarder de plus près l’impact des MNBC sur la vitesse de circulation de la monnaie (accélération grâce au digital ?), sur les relations entre banques centrales et banques dites de second rang, sur les conditions de la création monétaire par ces dernières...Par-delà leur aspect apparemment technique, ces questions devront être assez vite approfondies car elles conditionnent la conduite des politiques monétaires dans les années à venir, dans toutes les régions, y compris sur le continent africain.

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