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Le patrimoine du Soudan : le pillage au service de la guerre
Authors
Meryam Amarir
October 6, 2025

Le Soudan, en plus de la crise politique et humanitaire qui le secoue depuis des années, doit faire face à une dégradation inquiétante de son patrimoine culturel, matériel et immatériel. Particulièrement dans les zones où les combats sont les plus intenses. Le patrimoine culturel soudanais est l’autre victime de cette guerre : la destruction des sites archéologiques et le pillage des musées alimentent le trafic illicite des biens culturels et contribuent aux dynamiques d’instabilité régionale. 

La guerre oppose l’armée régulière, les Forces Armées Soudanaises (FAS), dirigée par Abdel Fattah al-Burhan, aux Forces de Soutien Rapide (FSR) de Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemedti. Les FAS contrôlent certaines parties du nord et de l’est du pays, y compris le port stratégique de Port-Soudan, tandis que les FSR dominent le Darfour et une partie du Kordofan. Dans ce contexte de guerre, le patrimoine culturel est exposé aux pillages et aux destructions. Les musées, les bibliothèques et les sites historiques sont devenus des cibles pour les belligérants qui les considèrent davantage comme une ressource économique que comme un héritage à protéger. La carte ci-dessous montre la répartition territoriale des forces au Soudan. 

 

Figure 1 : Répartition territoriale des forces au Soudan jusqu’au 23 septembre 2025

Source : AFP

 

À Khartoum, le Musée national a été occupé dès juin 2023 par les FSR. Ses collections, qui retraçaient l’histoire du Soudan depuis le Paléolithique jusqu’aux royaumes chrétiens et aux civilisations nubiennes de Kerma, Napata et Méroé, ont disparu.[1] Par les collections et les œuvres d’art qu’il renfermait, ce musée représentait un témoignage unique sur la vallée du Nil. Selon les rapports de l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture), d’autres institutions muséales du pays ont subi le même sort : le Musée ethnographique, le Musée d’histoire naturelle et le Musée du Palais présidentiel ont été saccagés.[2]

Dans les provinces, la situation n’est guère meilleure. Le Musée de Nyala, au Sud-Darfour, a été dévasté et transformé en base militaire. À El Fasher, le musée dédié au sultan Ali Dinar a été détruit par un incendie provoqué par des bombardements en janvier 2025.[3] Les musées d’El-Geneina et de Wad Madani ont également été touchés. À ces destructions s’ajoute la perte d’archives et de collections documentaires, ce qui rend encore plus difficile la reconstitution de l’histoire soudanaise.

Ces pillages alimentent des réseaux criminels organisés. La Directrice des musées de la Société nationale soudanaise des antiquités, Ikhlas Abdellatif accuse officiellement les FSR d'acheminer les antiquités vers l'ouest du Soudan et de là jusqu'aux frontières, notamment vers le Soudan du Sud [4]. Celui-ci servirait de premier intermédiaire avant une probable redistribution vers d’autres marchés. En novembre 2024, des fouilles et des[A2]  arrestations dans le nord du pays ont confirmé l’existence de ce trafic : statuettes, poteries et armes anciennes ont été saisies aux frontières. Certaines pièces de musée sont même réapparues sur des plateformes en ligne comme eBay, présentées comme des « antiquités égyptiennes ».[5]

 

Figure 2 : Annonce en ligne présentant des artefacts soudanais à vendre

Source : Sudan Tribune

 

Le patrimoine culturel devient alors une marchandise de guerre. Selon des sources[6], le pillage des musées soudanais par les FSR s’inscrit dans une logique de financement du conflit : les objets sont achetés par des marchands d’art européens et africains, qui les exportent ensuite illicitement hors du pays. Ce cercle vicieux illustre le lien entre économie de guerre et culture. Si pour les acquéreurs, institutions ou individus, ces objets ont une valeur marchande, pour les Soudanais ils représentent un héritage porteur d’identité et de mémoire.

Certains sites emblématiques, comme les pyramides de Méroé ou le site de Gebel Barkal, n’ont pas été directement touchés par les combats en raison de leur situation géographique, éloignée des principales zones de conflit, à savoir Khartoum, le Kordofan et le Darfour. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont à l’abri de la destruction et du pillage. L’absence d’entretien et de surveillance a entraîné leur dégradation : érosion, graffitis et escalades sauvages de visiteurs compromettent leur conservation. Les sites de Naqa et de Musawwarat es-Sufra, en revanche, ont subi des incursions directes des FSR.[7] Ces atteintes fragilisent des monuments classés, patrimoine mondial de l’humanité, essentiels pour l’histoire universelle.

 

Figure 3 : Carte des sites soudanais inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO

Source : auteur

 

Face à ces destructions, l’UNESCO a réagi dès 2023 en condamnant les pillages. Elle a réalisé l’inventaire et la photographie de plus de 1 700 objets, formé des policiers et des douaniers en vue de les outiller pour reconnaître les antiquités volées, et lancé des appels aux musées et collectionneurs internationaux les invitant à refuser les acquisitions illégales.[8] Malgré ces efforts, la mobilisation reste limitée. Contrairement aux cas afghan ou irakien, le Soudan n’a pas bénéficié d’une couverture médiatique dénonçant la dégradation et le pillage de son patrimoine culturel. Cette faible visibilité a réduit la réactivité internationale.

À l’échelle nationale, les acteurs de la société civile s’efforcent de préserver, autant que possible, les éléments du patrimoine encore sauvables. Les experts du NCAM (National Corporation for Antiquities and Museums) sont parvenus à mettre à l’abri des collections, qui ont été numérisées et emballées. Des bénévoles, archivistes et techniciens, ont sécurisé plus de 1 700 pièces réparties dans plusieurs musées régionaux.[9] Les réseaux sociaux jouent aussi un rôle important : des pages Facebook et des comptes X recensent les pertes et alertent l’opinion publique.

Des ONG, comme Heritage for Peace et des organisations professionnelles telles que l’ICOM (Conseil international des musées) ont également contribué à préserver des pièces de musée du pillage des groupes de trafiquants. 

L’ICOM a averti ses membres des risques d’achats frauduleux, tandis que la fondation ALIPH (L'Alliance internationale pour la protection du patrimoine) a financé des projets de protection, comme la rémunération des gardiens ou la mise en place de structures de protection contre les inondations.[10] Ces initiatives témoignent d’une solidarité internationale certes limitée, mais nécessaire.

En fait, la dégradation du patrimoine culturel nuit à l’identité nationale et prive les générations futures de repères historiques collectifs. Dans un pays déjà marqué par des divisions ethniques, religieuses et régionales, l’absence d’un héritage commun rendra plus difficile la réconciliation. La destruction et le pillage du patrimoine culturel menace la capacité même du pays à se reconstruire politiquement et socialement.

La communauté internationale reste focalisée sur les dimensions militaires et humanitaires du conflit. Pourtant, la protection du patrimoine culturel devrait être vue comme une dimension essentielle de la résilience. Les expériences de l’Afghanistan, de l’Irak et de la Syrie ont montré qu’il est possible de mobiliser les moyens nécessaires pour protéger le patrimoine culturel. Si rien n’est fait au Soudan, l’héritage millénaire de la vallée du Nil pourrait être perdu à jamais.

Ce constat souligne l’urgence d’une mobilisation, aussi bien nationale qu’internationale, pour documenter les pertes, sécuriser ce qui reste de ce riche patrimoine et lutter contre le trafic illicite des richesses muséales du pays. La reconstruction du Soudan, une fois la paix rétablie, devra inclure un volet culturel pour réhabiliter les musées, restaurer les monuments endommagés et placer le patrimoine culturel au cœur de la réconciliation nationale.

 

 

 


 


[1] Au Soudan en guerre, les trésors des musées au cœur de pillages. 19 septembre 2024. https://www.lorientlejour.com/article/1427780/au-soudan-en-guerre-les-tresors-des-musees-au-coeur-de-pillages.html 

[2] UNESCO, COMMUNIQUÉ DE PRESSE Soudan : l’UNESCO sonne l’alarme face aux menaces de trafic illicite de biens culturels, page 1.

[3] Sudan’s lost treasures: war fuels artefact trafficking. 22 janvier 2025. https://www.dabangasudan.org/en/all-news/article/sudans-lost-treasures-war-fuels-artefact-trafficking  

[4] Ibid. 

[5] Ibid

[6] Sudan’s lost treasures: war fuels artefact trafficking. 22 Janvier 2025. https://www.dabangasudan.org/en/all-news/article/sudans-lost-treasures-war-fuels-artefact-trafficking  

[7] Au Soudan, les combats ont gagné des sites classés au patrimoine mondial. 17 janvier 2025. https://www.france24.com/fr/afrique/20240117-au-soudan-les-combats-ont-gagn%C3%A9-des-sites-class%C3%A9s-au-patrimoine-mondial 

[8] Sudan: UNESCO steps up its actions as the conflict enters its third year. 16 avril 2025. https://www.unesco.org/en/articles/sudan-unesco-steps-its-actions-conflict-enters-its-third-year  

[9]  As Sudan’s civil war rages on, its heritage is under siege. 14 février 2024 https://www.theartnewspaper.com/2025/02/14/sudan-civil-war-rages-on-heritage-under-siege

[10] As Sudan’s civil war rages on, its heritage is under siege. 14 février 2024 https://www.theartnewspaper.com/2025/02/14/sudan-civil-war-rages-on-heritage-under-siege.  

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