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Opinion
Le constat est unanime et est constamment souligné : le modèle de développement en vigueur au Maroc a atteint ses limites. La Vision Royale, refusant « un Maroc à deux vitesses », vient formaliser au plus haut niveau cette préoccupation systémique, documentée par une décennie de rapports officiels. La Vision de Sa Majesté le Roi Mohammed VI est un hymne à une dynamique de croissance dont les retombées doivent être plus équitablement réparties et à un développement territorial qui nécessite d'être plus harmonieux, afin de surmonter les disparités entre les pôles de modernité et les périphéries.
Face à cet impératif de renouvellement, le Royaume s'est engagé dans la refondation de son modèle de développement et de son architecture de protection sociale, avec pour ambition l’universalisation de l'accès aux droits sociaux. Ce chantier majeur, loin de constituer une simple réforme technique, incarne la volonté de forger un nouveau contrat social, plus inclusif et plus résilient.
L’expérience récente du Mexique (2020-2022) offre une matière à réflexion particulièrement riche. Loin d'être un modèle à transposer, le cas mexicain agit comme un miroir, révélant les arbitrages stratégiques et les points de vigilance qui attendent le Maroc. Il met en lumière une tension fondamentale au cœur des politiques de développement contemporaines : la tension entre une logique de solvabilisation des individus, par des transferts directs, et la construction d'un véritable socle capacitaire pour la nation.
I. La matrice des disparités marocaines : les fondements de la refondation sociale
Pour appréhender la portée stratégique du chantier social marocain, il est essentiel de saisir la complexité des défis qu'il est censé relever. La formule d'un « Maroc à deux vitesses» synthétise une réalité multidimensionnelle, une matrice de disparités structurelles qui se sont consolidées au fil des décennies et qui appellent aujourd'hui des réponses systémiques.
La disparité territoriale et spatiale : plus qu'une simple opposition entre un littoral intégré et un arrière-pays enclavé, la géographie du développement au Maroc se décline selon un gradient de connexion aux opportunités. Cette asymétrie organise un accès différencié non seulement aux infrastructures physiques – routes, ports, connectivité numérique – mais également aux biens publics essentiels comme l’efficience de l'administration, la qualité de la Santé, l'efficacité de la Justice, ou la densité de l'offre éducative et culturelle. La fracture n'est donc pas seulement géographique ; elle est aussi fonctionnelle, mesurant la distance qui sépare les citoyens des écosystèmes de création de valeur et d'épanouissement personnel. L'enjeu est de garantir que la citoyenneté soit pleine et entière sur l'ensemble du territoire national.
La disparité économique et productive : le tissu économique national reste caractérisé par un dualisme structurel. D'un côté, un secteur formel, plutôt moderne, structuré et de plus en plus intégré aux chaînes de valeur mondiales ; de l'autre, un large écosystème informel qui, s'il constitue une source de résilience pour de nombreux ménages, fonctionne également comme un frein à la productivité globale et à la généralisation du travail décent. Le modèle de croissance, historiquement tiré par des secteurs à forte intensité capitalistique -tels que l'industrie orientée vers l’exportation, l'énergie, les infrastructures et l'immobilier, favorisés par de grands chantiers et des investissements budgétaires- a montré ses limites dans sa capacité à absorber le flux de nouveaux entrants sur le marché du travail, générant un défi persistant en matière d'inclusion économique des jeunes et des femmes.
La disparité sociale et cognitive : au-delà des chiffres, ces écarts matériels nourrissent une perception de l'inégalité qui peut fragiliser le lien social. L'enjeu de renforcer la confiance entre le citoyen et les institutions est devenu central. Les services publics fondamentaux, tels que l'éducation et la santé, sont au cœur de cette dynamique. Autrefois perçus comme des vecteurs de mobilité sociale, ils font face à un défi de performance et de qualité qui limite leur capacité à corriger les inégalités de départ. Consolider leur mission en tant que vecteurs d'intégration sociale et garants de l'égalité des chances est un pilier fondamental de la cohésion nationale.
La généralisation de la protection sociale, articulée autour du Registre Social Unifié (RSU) comme outil de ciblage, est la réponse stratégique de l'État à cette matrice de disparités. Elle marque un changement de paradigme : d'une approche de l'assistance sociale fragmentaire et catégorielle vers un système fondé sur des droits universels et une logique de citoyenneté sociale. Mais la mise en œuvre de cette vision ambitieuse soulève des questions fondamentales sur les modalités de son déploiement.
II. L'expérience mexicaine : ingénierie de l'immédiat, point de vigilance pour le long terme
Le cas du Mexique offre une étude clinique précieuse sur l'efficacité, mais aussi sur les limites d'une approche de la lutte contre la pauvreté centrée sur le revenu.
A. La performance quantitative : une stratégie de solvabilisation efficace
Le succès statistique mexicain – l'extraction de près de neuf millions de personnes de la pauvreté monétaire en deux ans – est le fruit d'une ingénierie sociale audacieuse et pragmatique. La stratégie du président Andrés Manuel López Obrador a consisté en un « choc de revenu positif » pour les segments les plus vulnérables de la population. Les mécanismes furent doubles : d'une part, l'injection massive de liquidités via des programmes de transferts directs (pensions universelles, bourses étudiantes) ; d'autre part, une revalorisation substantielle et continue du salaire minimum.
L'efficacité de cette approche réside dans sa nature transactionnelle. En établissant un lien direct entre l'État central et le citoyen bénéficiaire, elle permet de contourner les lourdeurs administratives et de produire un impact immédiat sur le pouvoir d'achat. C'est une politique de l'urgence, qui répond de manière tangible aux besoins présents des ménages. Sur le plan politique, son apport est évident : elle renforce la légitimité de l'action publique par une redistribution visible et directement ressentie, créant un sentiment de reconnaissance et d'inclusion pour des populations longtemps marginalisées.
B. L'Angle mort Systémique : la dissociation entre le monétaire et le capacitaire
Cependant, c’est dans son angle mort que l'expérience mexicaine révèle son enseignement le plus crucial. La victoire sur la pauvreté monétaire s'est accompagnée d'un recul préoccupant sur le front de l'accès aux services publics. Le fait que 15 millions de Mexicains supplémentaires se soient trouvés sans accès aux services de santé sur la même période n'est pas un simple effet secondaire, mais la conséquence d'un arbitrage paradigmatique : celui de privilégier le flux sur le socle.
En concentrant l'essentiel de ses ressources et de son attention sur la machinerie des transferts, l'État mexicain a, de fait, relégué au second plan l'investissement dans le renforcement des systèmes publics de santé et d'éducation. Il a opéré une substitution : à défaut de garantir un droit universel à des soins de qualité, il a distribué une ressource monétaire. Cette dissociation entre le revenu de l'individu et la qualité de son environnement de vie est le point de vigilance majeur.
En se référant au cadre d'analyse d'Amartya Sen, on pourrait dire que le Mexique a significativement augmenté le revenu de ses citoyens, mais sans parvenir à étendre leurs capacités ("capabilities") fondamentales. Ces capacités – la liberté réelle d'être en bonne santé, d'acquérir une éducation pertinente, de participer pleinement à la vie sociale – ne sont pas des biens qui s'achètent simplement sur un marché. Elles dépendent de l'existence d'un écosystème de services publics accessibles, performants et fiables. En l'absence d'un tel écosystème, l'argent additionnel peut améliorer les conditions matérielles de la survie, mais il ne construit pas nécessairement une trajectoire d'émancipation durable. Il existe alors un risque de voir émerger ce que l'on pourrait appeler une trappe à pauvreté subventionnée.
III. Le Maroc face au miroir mexicain : articuler la dignité du présent et l'opportunité du futur
Le Maroc, en déployant son ambitieux chantier social, se situe précisément à la jonction de ces deux logiques. L'adoption du RSU et des aides sociales directes marque l'appropriation d'une technologie de solvabilisation moderne et efficace. L'avertissement mexicain invite toutefois à une réflexion stratégique sur la finalité de ces outils : sont-ils une fin en soi ou le premier étage d'une construction plus large ?
L'enjeu stratégique pour le Maroc est de veiller à ce que le soutien monétaire direct s'inscrive dans une approche globale et intégrée de la politique sociale. En effet, pour que ces aides directes produisent leur plein effet et se traduisent par une amélioration durable des conditions de vie, il est essentiel qu'elles soient accompagnées d'un renforcement parallèle de l'accès à des services publics de qualité, notamment dans les domaines de la santé, de l'éducation et des infrastructures de base. Sans cet accompagnement, le soutien financier pourrait être perçu principalement comme une compensation, sans pour autant traiter les causes profondes des disparités territoriales. L'objectif est donc de s'assurer que cette politique, loin de se contenter de rendre les inégalités plus supportables, contribue activement à les réduire à la source.
Une telle orientation pourrait solidifier une citoyenneté à plusieurs niveaux. D'une part, une citoyenneté pleinement fonctionnelle dans les territoires équipés, où le revenu peut se traduire par un accès effectif à une offre de services diversifiée. D'autre part, une citoyenneté assistée dans les périphéries, où l'État social se manifesterait principalement par sa fonction de distributeur de revenus, sans assumer pleinement sa mission d'équipement du territoire et de garantie de l'égalité des chances.
Conclusion : de l'État-providence à l'État-‘’capaciteur’’, pour un nouveau contrat de développement
L'expérience mexicaine offre des enseignements précieux qui peuvent enrichir la mise en œuvre de la stratégie sociale marocaine. Le Maroc dispose ainsi de l'opportunité de s'inspirer de cette trajectoire pour bâtir un modèle encore plus intégré et durable. Le défi n'est donc pas tant de choisir entre un soutien direct aux revenus et un investissement dans les services publics, mais de les articuler de manière synergique et indissociable.
La réussite du nouveau modèle social marocain se reflétera non seulement dans l'amélioration des indicateurs de pauvreté monétaire, mais également dans les progrès tangibles réalisés en matière de réduction des disparités sociales et territoriales, notamment sur des indicateurs clés comme la santé et l'éducation. Dans cette perspective, l'aide directe est un levier essentiel : en apportant une sécurité matérielle aux ménages, elle renforce leur capacité à investir dans le capital humain de leurs enfants. L'impact de ce levier est maximisé lorsque, en parallèle, l'offre de services publics est accessible, de qualité, et bénéficie de la confiance des citoyens.
Cela suppose un alignement stratégique des politiques publiques. L'effort substantiel de solidarité monétaire gagnerait à être accompagné d'un programme ambitieux d'investissement dans le potentiel humain et territorial. Des investissements ciblés et significatifs pour l'amélioration de l'hôpital public, de l'école rurale, et des infrastructures de désenclavement sont indispensables. Il s'agit d'opérer une transition vers un modèle où l'État, en plus de fournir un filet de sécurité sociale, agit comme un investisseur dans l'égalité des chances et le développement des capacités de chacun.
Cette approche intégrée pose ainsi les conditions nécessaires pour que le grand chantier de la protection sociale puisse tenir sa promesse, en s'attaquant non seulement aux symptômes de la précarité mais aussi à ses racines. L'objectif n'est pas tant d'atteindre un résultat immédiat que d'amorcer une dynamique vertueuse, capable d'orienter les énergies de la nation vers la construction patiente d'un Maroc au développement partagé.