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Par-delà la sidération
June 5, 2020

La pandémie Covid-19, par sa violence et sa soudaineté, a plongé le monde dans un état de stupeur, de sidération. Et c’est précisément ce terme, sidération, qui reviendra en boucle dès qu’il s’agira d’analyser les sentiments individuels et/ou collectifs face au traumatisme produit par la déferlante sur le monde du nouveau Coronavirus.

Comment définir ce traumatisme planétaire ?

Pour les dictionnaires de langue française (Robert et Larousse), la sidération correspond à « un anéantissement soudain des fonctions vitales », se traduisant par « un état de mort apparente sous l’effet d’un choc émotionnel immense ». L’homme sidéré subit alors « l’influence funeste des astres ». Il est abasourdi, médusé, stupéfait.

Le même mot en anglais conduit au concept de rétrécissement (shrivelling) dans le sens de destruction et de mortification.

La traduction du mot en arabe par hallaa identifie ce terme, selon Lissan al Arab de Ibn Mandour, à l’état de l’homme abattu, angoissé. Ce dictionnaire se réfère ici au verset 19 de la Sourat « Les voies de l’ascension » du noble Coran « L’homme a été créé très inquiet (instable). Quand le malheur le touche, il est abattu ».

Le Covid-19, virus invisible, insaisissable, qui, parce que mortel, a plongé le monde dans un état de sidération anxieuse, pousse les plus fragiles d’entre nous vers une peur paralysante (« Le virus est partout, je refuse de sortir, même pour faire des achats »), crainte qui se transforme en angoisse, voire en terreur irrationnelle et incontrôlable.

Ce sentiment inédit de la grande insécurité a été amplifié par les médias qui pointent les hôpitaux saturés, obligeant les pouvoirs publics, partout dans le monde, à imposer le confinement à plus de la moitié de la population mondiale pour freiner la propagation du virus.

L’angoisse extrême a unifié, ainsi, le comportement des humains dans leur quotidien. Une manifestation inédite de la mondialisation qui révèle, en même temps, sa fragilité.

Avec le confinement, l’activité économique s’est arrêtée. Un arrêt décidé par des pouvoirs publics qui privilégient la sauvegarde des vies humaines. Et la crise sanitaire s’est doublée d’une crise économique, également mondialisée. A l’origine d’une nouvelle sidération.

Le passage du sentiment de sidération, d’un niveau individuel à un niveau collectif, a conduit les Etats à glorifier la mobilisation patriotique sur les deux fronts de la santé et de l’économie. En France, l’utilisation du vocable « guerre » a été perçue comme un hommage au Général de Gaulle, le libérateur d’une nation occupée, en état de choc, sidérée. Au Maroc, on a associé la mobilisation du pays contre la propagation du virus à un véritable jihad (le terme jihad devant être compris dans son sens juste et noble), combat pour l’éradication du virus mais aussi pour la relance de l’économie. Référence est faite, ici, au premier discours du roi Mohamed V à son retour d’exil en 1955, quand il a annoncé la construction d’un Maroc indépendant.

La sidération mondialisée a eu un impact sur les relations internationales. Elle a nourri les comportements violents chez tous ceux qui étaient enclins à développer des théories conspirationnistes et/ou complotistes, favorisant ainsi le développement de tensions nouvelles, sur les terrains biologiques ou bactériologiques,  entre les Etats-Unis et la Chine. Une guerre sanitaire est ainsi venue se surajouter à la guerre commerciale qui oppose ces deux pays. Dans beaucoup de parties du globe, cette approche semble favoriser la montée du populisme et du nationalisme abusif. Elle a contribué à amplifier la crise du multilatéralisme, quand le président Trump a déclaré sa détermination de quitter l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), inféodée, selon lui, à la Chine depuis que celle-ci a signalé le premier cas de contamination par le Covid-19.

L’irruption de la crise sanitaire en Chine et le confinement des habitants de Wuhan ont entrainé la chute des valeurs boursières (elles se sont ressaisies depuis), comme au lendemain du 11 septembre 2001, de la crise de 2008, et, surtout, de celle, plus brutale, des hydrocarbures début mars 2020. Une vraie sidération, quand le cours de pétrole est devenu négatif dans les bourses des matières premières américaines.

L’angoisse a grandi quand l’épicentre de la pandémie s’est déplacé de Chine vers l’Europe, puis vers les Etats-Unis et le Brésil.

Dépasser la sidération

Quelles leçons tirer de ce désastre ? Car il est impératif pour l’avenir de l’humanité qu’elle garde en mémoire l’intensité de cette sidération.

Deux leçons. La première : il a été démontré que la mondialisation de plus en plus avancée devient source d’incertitudes. Sa complexité reflète la grande vulnérabilité de l’homme et appelle à de nouveaux comportements sur le plan politique et économique en faveur de plus d’humilité, d’humanité et de solidarité.

La seconde est en relation avec l’intensité de l’interdépendance entre les nations, leurs économies et leurs vécus pour le meilleur (les biens communs en termes de santé, progrès, croissance et équité) et pour le pire (pandémie, angoisse, arrogance, hégémonie et crises).

A la sortie de la crise sanitaire, le monde aura besoin de bâtir les fondements d’un réel  bien-être, et de tirer les leçons des trois chocs qui l’ont secoué depuis le début du siècle : le 11 septembre 2001, la grande récession de 2008-2014 et le Covid-19 en 2020. Il doit, par ailleurs, confirmer le consensus construit à Paris, en 2015, sur la nécessité de combattre le réchauffement climatique.

Partout dans le monde, se poseront aux Etats deux grandes questions : comment financer la lutte contre toutes les conséquences des crises sanitaire et économique, et comment répondre à l’impact de cette nouvelle grande récession et ses manifestations en termes d’amplification du chômage et de gestion de la tendance à la baisse des salaires ?

A court terme, il est opportun d’organiser une grande concertation internationale menée par le G7 et le G20, en association avec la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI), mais aussi les instances de l’ONU pour garantir la présence des pays pauvres et en développement afin de trouver des solutions à l’endettement des Etats. Un endettement exceptionnel qui s’est imposé pour gérer deux crises sanitaire et économique et qui requiert, donc, des thérapeutiques exceptionnelles.

Le coût de l’endettement pour les Etats-Unis sera nul, parce qu’ils peuvent se permettre de créer du dollar, monnaie hyper dominante. L’Europe est en train de mutualiser la gestion de sa dette dans le cadre de la création d’une nouvelle solidarité (la Commission européenne du 27 mai 2020 a proposé de lever 750 milliards de dollars pour financer la relance). Dans tous les grands pays, les banques centrales sont en train de refinancer les dettes publiques dans une période caractérisée par un coût négatif des taux d’intérêt. La concertation internationale doit donc cibler le traitement des dettes accumulées par les pays pauvres et en développement, notamment en Afrique, pour leur permettre de réduire le coût de leurs dettes.

Contrairement à ce qui s’est passé au lendemain de la crise de 2008, le redressement de l’économie ne doit pas se fonder sur de simples programmes de relance. On n’a pas besoin, aujourd’hui, d’un retour quantitatif du keynésianisme, comme cela a été le cas en 1930 et 1945. On a besoin d’un keynésianisme rénové avec du qualitatif pour combattre les dérives de la mondialisation en termes de financiarisation, de néo-libéralisme outrancier, de paradis fiscaux, de mauvaise répartition des richesses et d’exacerbation du réchauffement climatique  et … d’arrogance. On a besoin d’accorder plus d’intérêt à ce qui est le plus fondamental pour l’homme : sa santé, sa formation, avec plus d’équité et plus d’environnement. Quelques fois, l’utopie n’exclut pas le réalisme. C’est une opportunité pour la science économique d’introduire de nouveaux paradigmes dans l’économie politique pour qu’elle puisse dépasser l’hégémonie du PIB. A côté de l’efficience nécessaire, essence même de l’économie, il faut plus de solidarité et plus d’intérêt pour le long terme, c’est-à-dire pour l’avenir de la planète et de l’humanité.

Le PIB, c’est-à-dire l’exigence de la croissance est toujours nécessaire, notamment pour les pays les plus pauvres et les pays en développement. Sans prétendre le remplacer par un quelconque BIB (« B » pour « bonheur »), il faut modifier la base de son calcul pour y intégrer de nouveaux paramètres : le degré d’équité, c’est-à-dire la répartition de la richesse et des revenus, la capacité à couvrir les besoins fondamentaux de l’homme (santé, éducation et logement) et le besoin de respecter les règles environnementales et combattre le réchauffement climatique.

Le Maroc et la question de la relocalisation

Le post Covid-19 est une opportunité pour le Maroc qui doit s’imprégner des réflexions dans le débat autour du devenir de la mondialisation. Pour la réappropriation des chaines de valeur mondiales, il y a un mouvement de retour vers la régionalisation. La priorité sera désormais accordée à la proximité dans le cadre de mouvements de relocalisation pour permettre aux pays de se protéger des risques de dépendance vis-à-vis des contrées lointaines. Le Maroc devra renégocier ses rapports avec la proximité, et exiger de l’Europe qu’elle s’ouvre sur de nouvelles  logiques de partenariat avec l’aire sud-méditerranéenne et africaine sur la base de la coproduction. Cela va, d’ailleurs, dans le sens des intérêts de l’Union européenne (UE) elle-même que de traiter la question de la relocalisation et de captage des chaines de valeur mondiales dans un cadre régional qui dépasse celui de la seule Europe. Le traitement du dossier de relocalisation industrielle par les Européens doit être en rapport avec celui du couple développement-immigration dans la grande région afro-sud-méditerranéenne.

Dans cette approche, on ne peut que regretter l’absence d’un projet maghrébin, mais nous ne devons pas perdre espoir de  voir revivre ce Maghreb nécessaire. Avec l’Afrique et l’Europe, le Maroc doit participer à l’émergence d’un pôle attractif construit autour de la centralité de la Méditerranée pour contribuer à la dynamique d’une multipolarité équitable.

C’est la voie à suivre pour participer à faire sortir le monde de sa sidération.

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