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L’« uberisation » au Maroc : révolution numérique ou mirage importé ?
Authors
Ahmed Ouhnini
December 5, 2025

L’« uberisation », terme né du nom de l’entreprise américaine Uber au début des années 2010, désigne initialement un modèle économique fondé sur la mise en relation directe entre offre et demande via des plateformes numériques. Rapidement popularisé, le concept s’est élargi, avec Airbnb dans l’hébergement, puis à une multitude d’autres secteurs : livraison de repas, services à domicile, commerce en ligne, voire des métiers traditionnellement régulés ou corporatistes. Ce néologisme traduit ainsi une transformation des relations économiques et sociales, où la flexibilité, la rapidité et l’autonomie deviennent des critères centraux, tant pour les consommateurs que pour les prestataires.

Ce modèle crée des opportunités d’emploi et de revenus, notamment pour les jeunes, les femmes et les travailleurs informels, tout en répondant à une demande croissante de services digitalisés et accessibles. Cependant, son adoption reste freinée par des obstacles juridiques, institutionnels et territoriaux, surtout dans les pays en développement, où les systèmes de salariat et les régulations traditionnelles ne sont pas pleinement adaptés à cette nouvelle organisation des échanges. Ces plateformes mettent en évidence la nécessité de sécuriser les travailleurs, de formaliser l’emploi et de garantir une concurrence loyale. Avec un soutien aux initiatives locales et une adoption numérique accrue, l’« uberisation » peut devenir un levier entrepreneurial et économique majeur. Une réforme réglementaire claire et inclusive, appuyée par une approche multisectorielle coordonnée, permettrait de transformer ce phénomène en moteur durable de modernisation, de croissance et d’inclusion sociale.

Introduction

Depuis une dizaine d’années, le Maroc expérimente un phénomène mondial qui bouleverse les modes de production, de consommation et d’emploi : l’uberisation. Apparue aux États-Unis au tournant des années 2010, cette notion renvoie à l’émergence de services numériques qui connectent directement l’offre et la demande, en contournant les circuits économiques traditionnels. Son principe est aussi simple que révolutionnaire : fluidifier les échanges, simplifier le quotidien des consommateurs, tout en offrant de nouvelles formes d’activité et de revenus à ceux qui souhaitent monétiser leur temps ou leurs compétences.

Le succès planétaire du modèle, incarné par des plateformes phares de la Silicon Valley, témoigne de sa capacité à redéfinir les rapports économiques et sociaux. En quelques années, ces innovations ont imposé un nouvel imaginaire de la modernité fondé sur la flexibilité, la réactivité et l’autonomie. Mais au Maroc, entre autres pays, cette transformation numérique n’a pas suivi le même chemin. Sa mise en ouvre reste partielle, inégale et souvent heurtée ou freinée par des obstacles d’ordres réglementaire, social ou culturel. Si la demande, notamment urbaine, pour des services rapides et digitalisés ne cesse de croître, l’offre reste bridée par un cadre réglementaire hérité du passé, peu adapté aux nouvelles logiques de l’économie de plateforme.

Cette tension entre aspiration à la modernité et résistance structurelle donne naissance à une dynamique contrastée. D’un côté, l’« uberisation » représente un levier d’inclusion économique, en ouvrant des perspectives inédites pour les jeunes, les femmes ou les travailleurs du secteur informel. De l’autre, elle met à nu les fragilités du système réglementaire et social, crée des zones d’ombre juridiques et exacerbe les conflits entre acteurs traditionnels et nouveaux entrants. Comprendre donc l’« uberisation » au Maroc revient à interroger la capacité du pays à accompagner l’innovation sans renoncer à l’équilibre social, à concilier ouverture et protection, modernité et ancrage local. Plus qu’un simple phénomène technologique, elle devient un révélateur des transformations profondes, parfois contrariées, de l’économie marocaine à l’ère du numérique.

Les atouts d’un modèle importé 

D’un point de vue culturel, l’ « uberisation » s’est avant tout imposée par de la demande. Elle répond à un besoin croissant d’instantanéité, de praticité et de liberté exprimé par une partie dynamique de la société marocaine, comme partout dans le monde. Pour de nombreux citoyens urbains, jeunes et moins jeunes, connectés et mobiles, ces plateformes incarnent bien plus qu’un service : elles traduisent une aspiration à un mode de vie moderne, fluide et efficace, à l’image de celui observé dans les grandes métropoles mondiales.

Commander un véhicule avec chauffeur, un repas ou un service en quelques clics, suivre son trajet en temps réel, évaluer immédiatement la qualité de la prestation, autant de détails qui satisfont une demande d’autonomie et de contrôle sur le quotidien chez l’usager. Cette culture du « tout, tout de suite » s’est progressivement imposée comme une norme pour une génération habituée à la réactivité et à la personnalisation.

Les plateformes numériques ne se limitent donc pas à offrir des solutions économiques : elles créent une nouvelle expérience de consommation, centrée sur l’usager, la confiance et la transparence. En diffusant ces pratiques, elles participent à l’émergence d’une culture urbaine de la flexibilité, où le temps, la mobilité et les interactions sociales se redéfinissent. Ainsi, l’« uberisation » agit aussi comme un vecteur de sociabilité et de mobilité sociale, permettant à une génération d’accéder à des expériences jusque-là réservées aux grandes métropoles étrangères où ce modèle s’est imposé depuis longtemps. Elle incarne donc une aspiration à vivre adaptée aux réalités locales. 

D’un point de vue économique, l’ « uberisation » s’impose comme un secteur créateur d’emplois et, dans certains cas, comme un recours face au chômage.  Dans un contexte où le marché du travail marocain reste marqué par l’informalité et le sous-emploi, ces plateformes numériques ont permis de réintégrer dans le circuit économique des segments de population souvent marginalisés. Les plateformes et les applications présentent donc une solution non négligeable à la pénurie d’emplois dont souffre le Maroc. De nombreux jeunes diplômés en situation de chômage prolongé, des travailleurs sans qualification formelle ou encore des femmes en quête d’un revenu complémentaire et flexible ont trouvé dans ces nouvelles formes d’activité une porte d’entrée vers l’économie numérique. L’« uberisation », en favorisant des modèles de travail à la demande, offre une flexibilité rare dans un environnement où le salariat formel reste difficile d’accès et où les dispositifs d’insertion sont souvent insuffisants.

Ce phénomène ouvre également des perspectives économiques et entrepreneuriales nouvelles. L’émergence de plateformes locales, qu’il s’agisse de mobilité urbaine, de livraison, de services domestiques ou de commerce en ligne, traduit la capacité des start-ups marocaines à adapter le modèle global aux spécificités nationales. Cette dynamique contribue à stimuler l’écosystème entrepreneurial, à favoriser la diffusion de l’innovation technologique et, à terme, à renforcer la compétitivité de l’économie marocaine. En élargissant l’accès à des sources de revenus plus diversifiées et en intégrant de nouveaux acteurs à la sphère productive, l’« uberisation » peut, sous certaines conditions de régulation et d’inclusion, participer à une meilleure redistribution économique. Elle ne se limite donc pas à un simple phénomène de consommation numérique, mais constitue un levier potentiel de transformation du marché du travail et d’inclusion sociale.

Les limites du modèle face aux réalités locales 

Sur le plan géographique, l’« uberisation » au Maroc demeure un phénomène profondément urbain. Elle s’épanouit avant tout dans les grandes agglomérations comme Casablanca, Rabat, Marrakech ou Tanger, où se conjuguent plusieurs facteurs favorables : une forte densité démographique, une population jeune et connectée, une meilleure couverture Internet et une concentration d’activités économiques et touristiques. Dans ces espaces métropolitains, la demande pour des services rapides, flexibles et digitalisés est soutenue, portée par un tissu social habitué à l’usage des smartphones, du paiement électronique et des applications mobiles. Au-delà de ces pôles urbains, le modèle peine à s’étendre. Dans les villes moyennes et les zones rurales, plusieurs obstacles freinent son implantation. D’abord, le déficit d’infrastructures numériques limite l’accès aux plateformes. À cela s’ajoute la faible bancarisation et la persistance des transactions en espèces, qui entravent le développement des modes de paiement électroniques indispensables au fonctionnement de ces services. Ces contraintes traduisent plus largement une fracture territoriale dans la transformation numérique du pays. Tandis que certaines métropoles urbaines, d’autres villes ou territoires s’inscrivent dans une logique de modernité et de connectivité mondialisée, d’autres régions restent en marge de ces dynamiques, faute de moyens ou d’écosystèmes propices.

Sur les plans juridique et institutionnel, l’« uberisation » évolue dans des « zones grises » où ni l’économie formelle ni l’économie informelle ne dominent clairement. L’absence d’un cadre légal spécifique, conjuguée à des interprétations administratives contradictoires, crée une incertitude permanente pour les acteurs : les usagers doutent de la légalité des services, les travailleurs opèrent dans la précarité et sans protection sociale, les investisseurs, quant à eux, hésitent face au risque réglementaire, ou se retirent définitivement du marché s’ils l’ont déjà pénétré. Cette incertitude est entretenue par l’ambiguïté des pouvoirs publics dans le traitement juridique de cette innovation, ambiguïté que reflètent les contradictions dans l’attitude des pouvoirs publics :

  • le souci des pouvoirs publics de ne pas freiner l’innovation ; 

  • la crainte que la libéralisation des secteurs signifierait leur ouverture aux capitaux étrangers ;

  • le contrôle de la pression des acteurs traditionnels (taxis, hôteliers, syndicats) face aux plateformes numériques qui opèrent dans le même secteur ;

  • la justification du « laisser-faire » par la contribution à la création d’emplois ; 

  • le comblement des insuffisances de l’offre dans les secteurs traditionnels (transport urbain, hébergement touristique en l’occurrence).

Le flou réglementaire a pour effet d’alimenter un climat d’inégalités et d’incohérences sectorielles : certaines plateformes opèrent dans l’ombre, d’autres bénéficient d’une reconnaissance tacite, tandis que de nouvelles initiatives locales peinent à émerger et s’imposer sur cet environnement. L’« uberisation » au Maroc reflète ainsi une modernisation inachevée, tiraillée entre innovation économique, résistance institutionnelle et fragmentation territoriale. 

L’« ubérisation » comme conflit social : le cas du secteur du transport urbain

Le transport par les plateformes au Maroc se déploie dans un cadre règlementaire d’un autre tempsSi leur irruption a profondément transformé le paysage urbain marocain, bouleversant les habitudes des usagers et redéfinissant les contours de la mobilité citadine, leur succès ne tient pas uniquement à l’attrait technologique ou à la simplicité de l’application, mais surtout à la fragilité d’un système de transport traditionnel enfermé dans le régime rigide des agréments. Ce cadre réglementaire, hérité d’un modèle ancien, limite l’entrée de nouveaux acteurs et freine l’adaptation des opérateurs existants aux besoins d’une population urbaine en expansion. Dans ce contexte, les plateformes numériques apparaissent comme une réponse quasi inévitable aux attentes de rapidité, de flexibilité et d’accessibilité, tout en révélant les tensions et les contradictions d’un secteur où l’innovation se heurte aux obstacles juridiques et institutionnels. 

Est-ce le temps d’abolir la « Grima » ?

Le système d’agrément du transport au Maroc, communément appelé système de la « grima », est un dispositif administratif par lequel l’État accorde des autorisations individuelles d’exploitation pour exercer une activité de transport public, qu’il s’agisse de transport de personnes ou de marchandises. Ce système, qui existe depuis 1963 et piloté par le Ministère du Transport et de la Logistique, repose sur un principe simple : nul ne peut exercer cette activité sans agrément préalable.

Initialement, ce dispositif avait une double finalité. D’une part, il visait à réguler l’offre de transport pour éviter une concurrence anarchique et garantir la sécurité des usagers. D’autre part, il servait de mécanisme de redistribution sociale, puisque les agréments étaient souvent attribués à des individus considérés comme méritants, anciens résistants, militaires, veuves, artistes ou sportifs, dans une logique de reconnaissance honorifique, ou, plus marginalement, à des citoyens fragilisés dans une logique de soutien ou de capacitation financière.

Il existe plusieurs catégories d’agréments : ceux des petits taxis (opérant à l’intérieur des villes), des grands taxis (assurant des trajets interurbains ou régionaux), des autocars interurbains (transport collectif sur des lignes déterminées), ainsi que des agréments pour le transport de marchandises pour compte d’autrui. Toutefois, dans la pratique, le système a dérivé vers un modèle de rente et de clientélisme. Les bénéficiaires des agréments, souvent non exploitants, les louent à des chauffeurs qui supportent seuls les risques et les charges de l’activité. Ces derniers paient une redevance mensuelle fixe, parfois élevée, au titulaire de la « grima », sans pour autant bénéficier de stabilité ni de protection sociale. Ce modèle crée ainsi une forte précarité parmi les conducteurs et entretient une distorsion économique dans le secteur.

L’attribution des agréments se faisait de manière discrétionnaire, sans appel d’offres public ni critères objectifs transparents. Cela a conduit à une opacité persistante et à une concentration d’autorisations entre les mains des bénéficiaires.  Le marché du transport est ainsi fragmenté, difficile à moderniser et peu concurrentiel. Et malgré plusieurs tentatives de réforme : recensement des agréments, numérisation du système, réforme du transport interurbain et réflexions sur la régulation des plateformes numériques, la transformation reste inachevée. Les résistances sont fortes, tant du côté des rentiers que des exploitants, car le système constitue une source de revenus pour des milliers de personnes, directement ou indirectement.

En définitive, ce système d’agrément, hérité d’une logique étatique de contrôle et de redistribution, apparaît aujourd’hui inadapté aux exigences d’un marché de la mobilité moderne et ouvert. Il freine la professionnalisation du transport, entrave la concurrence, et empêche l’intégration légale des nouveaux acteurs. La question de sa réforme est donc devenue centrale pour concilier équité sociale, efficacité économique et innovation technologique dans le secteur du transport au Maroc.

L’avènement du transport par plateformes numériques, comme Uber, Heetch, Careem ou InDrive, a profondément bousculé le système d’agrément marocain, en révélant ses limites et ses contradictions. Ces plateformes s’appuient sur un modèle totalement différent : elles ne possèdent pas de flotte de véhicules, ni d’agréments, mais mettent simplement en relation, via une application mobile, des chauffeurs indépendants et des clients. L’idée est de rendre le service plus rapide, flexible et transparent, en fixant les tarifs par algorithme et en évaluant la qualité par les utilisateurs eux-mêmes. Or, ce fonctionnement entre en conflit direct avec la logique du système d’agrément, fondée sur une autorisation préalable et nominative. Dans notre modèle, seul le titulaire d’un agrément délivré par l’État peut transporter des passagers à titre onéreux. Les conducteurs travaillant avec ces applications sans détenir eux-mêmes d’agrément, se retrouvent donc dans une zone grise du droit, considérés comme illégaux par la réglementation en vigueur et opèrent dans le secteur à leurs risques et périls. 

Cette situation crée un paradoxe :

  • d’un côté, les plateformes numériques répondent à une demande croissante de mobilité urbaine, notamment chez les jeunes et les femmes, pour des services plus modernes, sécurisés et disponibles à toute heure. Ces services séduisent également les touristes étrangers, qui y voient un moyen pratique et fiable de se déplacer durant leur séjour au Maroc ;

  • de l’autre, elles remettent en cause le monopole historique détenu par les titulaires d’agréments et menacent le modèle de rente qui structure le secteur depuis des décennies.

Face à cette tension, les autorités marocaines ont adopté une position prudente qui oscille entre tolérance, laxisme et interdiction. Dans certaines localités, on laisse opérer ces services de manière informelle, tandis que dans d’autres, les autorités procèdent à des contrôles et sanctionnent pour « transport illégal de personnes ».[1] Cette ambiguïté réglementaire alimente un climat d’incertitude pour les conducteurs, les usagers et les entreprises concernées.

Plus largement, l’uberisation du transport au Maroc met en lumière l’urgence d’une réforme structurelle du secteur, qui prendrait compte de cette nouvelle réalité. Elle révèle la nécessité de clarifier le cadre juridique du transport rémunéré de personnes, d’assurer une concurrence équitable entre taxis et plateformes, et de mieux protéger les travailleurs. L’enjeu dépasse le simple conflit entre chauffeurs de taxis et plateformes, mais il s’agit de redéfinir la politique publique de mobilité au Maroc, en conciliant innovation, équité sociale et sécurité juridique.

Dans le secteur de transport, l’arrivée des plateformes agit comme un miroir des faiblesses du système d’agrément : un modèle hérité du passé, rigide et fermé, face à une économie numérique fondée sur la flexibilité et la transparence. Entre modernisation nécessaire et résistances, le Maroc est appelé à repenser la régulation de son secteur du transport et il devient urgent d’élaborer un cadre réglementaire clair et inclusif qui pourrait :

  • reconnaître légalement l’activité des plateformes numériques de transport ;
  • instaurer des conditions d’accès équitables (permis, assurances, fiscalité) pour éviter la concurrence déloyale avec les taxis ;
  • moderniser le secteur des taxis par des incitations à la digitalisation et à la mise à niveau du service ;
  • protéger les travailleurs (droits sociaux, sécurité, formation).

Une telle régulation permettrait non seulement d’apaiser les relations entre acteurs, mais aussi de transformer un conflit de concurrence en levier de modernisation, d’emploi et de meilleure mobilité urbaine au service des citoyens.

Créer une mission d’information sur l’« ubérisation » au Maroc 

L’« ubérisation » au Maroc demeure un phénomène encore insuffisamment documenté. Pour en appréhender pleinement les enjeux, il est nécessaire de conduire une mission d’information visant à analyser ses impacts sur l’emploi, l’évolution des métiers et les conditions de travail. Cette démarche permettrait d’éclairer les choix publics et de formuler des orientations réglementaires adaptées, tout en posant les bases d’un développement maîtrisé du secteur dans les années à venir.

Dans cette perspective, la consultation d’un large éventail d’acteurs, entreprises de plateformes, représentants des travailleurs et experts est indispensable. Le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) pourrait jouer un rôle central en se saisissant ou en étant saisi de cette question. En tant qu’instance regroupant syndicats, organisations professionnelles et société civile, il constitue en effet un espace privilégié pour débattre des politiques publiques et formuler des recommandations équilibrées et concertées.

La mission pourrait s’articuler autour de plusieurs axes :

  • identification des métiers « ubérisés » et analyse de leurs cadres régulatoires : établir une cartographie des professions concernées par l’ « ubérisation », en examinant leur mode d’organisation (corporatiste, statutaire, auto-entrepreneuriat ou informel), le statut des travailleurs (salariés, indépendants, hybrides) ainsi que les régulations sectorielles existantes, afin de repérer les zones de tension et de concurrence déloyale créées par les plateformes, et d’orienter l’adaptation future des politiques publiques pour éviter une précarisation durable du marché du travail ;

  • examen de l’impact sur l’emploi et les formes de travail. Cela comprend l’identification des métiers concernés par l’« ubérisation », la création ou la disparition de certains emplois, ainsi que l’évolution de la flexibilité professionnelle et de la précarité. L’étude de la part du travail informel et de ses conséquences fiscales et sociales constitue également un volet essentiel ;

  • analyse de la transformation des compétences et des métiers. Les plateformes modifient les compétences requises et favorisent de nouvelles formes de travail, comme le micro-entrepreneuriat et la polyvalence. Il sera donc nécessaire de définir les besoins en formation et en reconversion pour accompagner les travailleurs dans ces transitions ;

  • délimitation des contours d’un cadre réglementaire propice. La mission pourra identifier les lacunes et incohérences du droit existant pour intégrer les plateformes numériques dans les secteurs productifs. Une analyse comparative des expériences internationales permettra de proposer des bonnes pratiques pour encadrer l’« ubérisation » tout en stimulant l’innovation, notamment en matière de protection sociale adaptée (assurance chômage, santé, retraite, droits syndicaux) ;

  • évaluation des effets économiques et sociaux, avec un regard sur la concurrence, les prix des services, la transformation des secteurs traditionnels, ainsi que sur l’inclusion sociale et professionnelle, en particulier pour les jeunes, les femmes et les travailleurs à faible qualification ;

  • formulation de scénarios d’avenir et recommandations afin d’identifier les leviers permettant de faire de l’« ubérisation » un moteur de croissance inclusive et durable, et de proposer des stratégies publiques multisectorielles pour encadrer le développement des plateformes numériques. Les recommandations qui seront émises concerneront les politiques fiscales, sociales et éducatives afin de sécuriser l’emploi tout en favorisant l’innovation.

L’« ubérisation » n’est pas seulement un phénomène technologique, mais un enjeu économique, social et juridique majeur. Cette mission d’information permettra de mieux comprendre le phénomène au Maroc, d’évaluer ses impacts et de proposer des mesures concrètes pour l’encadrer, protéger les travailleurs et faire des plateformes numériques un vecteur réel d’innovation et de croissance pour la société.

Faire de l’« ubérisation » une politique multisectorielle « sans déboires » 

Jusqu’à présent, la régulation des plateformes numériques reste fragmentée. Le cadre réglementaire national manque de cohérence pour intégrer les plateformes numériques dans les secteurs productifs. Chaque secteur a ses propres règles, souvent héritées de lois anciennes ; et l’absence de législation spécifique pour les plateformes freinent l’innovation et maintiennent une part importante d’activités dans l’informalité.

Pour que l’« uberisation » devienne un véritable moteur de croissance et d’emploi au Maroc, il ne suffit pas de la laisser se développer de manière ponctuelle dans différents secteurs. Il est nécessaire de la transformer en une politique publique multisectorielle, intégrée et coordonnée. L’État doit définir un cadre stratégique global capable d’harmoniser la régulation dans différents domaines : transport, restauration, tourisme ou services à domicile afin de garantir la sécurité des consommateurs, une concurrence loyale et la conformité fiscale. Cette approche doit également permettre de formaliser l’emploi et de protéger les travailleurs, tout en leur donnant accès à la sécurité sociale et à des mécanismes de revenu minimum ou de protection. 

Un cadre stratégique d’harmonisation de la régulation est nécessaire. Il s’agirait d’élaborer un cadre stratégique global fixant les principes fondamentaux qui encadrent l’ubérisation : transparence des conditions de travail, protection sociale minimale, responsabilité des plateformes, équité fiscale et concurrence loyale. Ce cadre constituerait une base commune applicable à l’ensemble des secteurs concernés, tout en laissant la place à des réglementations spécifiques adaptées aux caractéristiques propres de chaque profession (transport, services à la personne, livraison, etc.). L’objectif n’est pas de substituer les régulations sectorielles existantes, mais de les harmoniser autour de règles transversales garantissant un juste équilibre entre innovation économique, sécurité juridique et préservation des droits des travailleurs.

En parallèle, le soutien à l’innovation locale est essentiel pour encourager le développement de plateformes marocaines adaptées aux spécificités du pays, plutôt que de dépendre exclusivement d’acteurs internationaux. Cette politique doit assurer une adoption inclusive des services numériques, en élargissant l’accès aux infrastructures et en ciblant particulièrement les jeunes et les femmes afin qu’ils bénéficient pleinement de ce modèle économique. Une telle approche intégrée permettrait de dépasser le cadre fragmenté et informel actuel, transformant l’« uberisation » en un outil stratégique de modernisation économique, capable de soutenir les besoins croissants de la population urbaine et connectée.

Il convient de rappeler qu’au-delà des tensions entre les acteurs, l’essor des plateformes pose aussi des questions de fond. Sur le plan social, il accentue la précarisation des travailleurs, soumis à des conditions de travail instables et à des politiques tarifaires unilatérales fixées par les plateformes. Sur le plan numérique, il soulève des enjeux de souveraineté liés au contrôle et à l’exploitation des données personnelles. Derrière l’image d’innovation et de flexibilité, se profilent ainsi des débats sur l’équilibre entre modernisation, protection des travailleurs et sécurité numérique qu’il faudrait prendre en compte.

Près d’une décennie après son introduction, le bilan reste mitigé. L’« uberisation » peine à s’ancrer dans le tissu économique marocain. Ce constat ne s’explique pas seulement par des choix technologiques ou des préférences individuelles, mais reflète avant tout le décalage entre un modèle économique importé et les réalités locales, à la fois juridiques, culturelles et économiques. Avec l’approche de grands événements internationaux, comme la Coupe du monde 2030, l’intégration efficace de ces plateformes devient stratégique pour l’image du pays et les retombées économiques attendues. La réforme doit être rapide, inclusive et adaptée au contexte marocain, afin que l’ « uberisation » ne reste pas une promesse inaboutie, mais devienne un moteur durable de croissance, d’emploi et de compétitivité internationale. Pour autant, l’« ubérisation » au Maroc n’est pas qu’une source de défis : elle représente aussi un terrain d’opportunités pour les start-ups nationales capables de se positionner sur le marché, d’innover et de déployer des solutions adaptées au contexte local. La flexibilité, l’ouverture au digital et la créativité entrepreneuriale offrent la possibilité de créer des plateformes qui, tout en s’inspirant des modèles mondiaux, prennent en compte les spécificités économiques, sociales et culturelles du pays. L’enjeu de l’« ubérisation » au Maroc est donc double : il s’agit à la fois de sécuriser et d’encadrer ce développement pour protéger les usagers et les travailleurs, tout en favorisant l’émergence de champions locaux capables de s’inscrire dans une logique de croissance nationale et, potentiellement, d’expansion internationale.

Conclusion

Le développement de l’« ubérisation » au Maroc, tout comme dans les pays en voie de développement, rencontre des contraintes particulières. Le marché du travail reste marqué par l’informalité et la précarité. De plus, des infrastructures numériques limitées, une faible bancarisation et certaines rigidités institutionnelles freinent également le déploiement des plateformes. Pourtant, ces défis sont contrebalancés par l’opportunité stratégique que représente l’ « ubérisation » : elle permet de dépasser les modes traditionnels de gestion des métiers, corporatisme, dépendance à l’État ou clientélisme et de stimuler la liberté individuelle d’entreprendre, tout en offrant des revenus flexibles à des jeunes, des femmes et des travailleurs marginalisés.

Au-delà des enjeux économiques et sociaux, l’ « ubérisation » révèle l’urgence de mettre en cohérence les réformes qui touchent directement ou indirectement le phénomène. La réussite de l’intégration des plateformes numériques dépend étroitement de la convergence entre plusieurs politiques publiques :

  • la digitalisation de l’administration, pour simplifier l’accès aux autorisations et formaliser les activités ; 

  • la stratégie d’inclusion financière, pour élargir l’accès aux paiements électroniques ;

  • les politiques fiscales et sociales, pour sécuriser les travailleurs et éviter la précarité ainsi que ;

  • la réforme des régulations sectorielles, pour intégrer les plateformes tout en assurant concurrence loyale et protection des usagers. 

Sans cette cohérence, les initiatives isolées risquent de rester fragmentées et inefficaces, et le potentiel de l’ « ubérisation » à contribuer à l’emploi, à l’innovation et à la modernisation économique sera compromis. Le secteur du transport urbain illustre parfaitement ces enjeux. Le système marocain des « agréments » conçu pour réguler l’offre et redistribuer socialement les autorisations, est devenu un mécanisme de rente qui fragilise les conducteurs. L’arrivée des plateformes numériques a révélé ces limites : elles répondent à une demande croissante de mobilité flexible et sécurisée tout en entrant en conflit avec un cadre réglementaire rigide. Une régulation modernisée, intégrée et cohérente avec les réformes numériques, financières et sociales, pourrait transformer cette tension en opportunité, améliorer la mobilité urbaine, sécuriser les travailleurs et favoriser la professionnalisation du secteur.

Pour que l’ « ubérisation » devienne un moteur réel de croissance et d’innovation, il est indispensable de mettre en place une politique multisectorielle intégrée, articulée autour d’un cadre stratégique global harmonisant régulations sectorielles, protection sociale et incitations à l’innovation locale. En reliant cette politique aux réformes transversales : digitalisation de l’administration, inclusion financière, fiscalité et formation, le Maroc pourrait transformer l’ « ubérisation » en un levier efficace de modernisation économique, de croissance inclusive et de compétitivité internationale, tout en consolidant la cohérence et l’efficacité de l’action publique.

 

Références

« L'ubérisation, un concept qui change notre rapport au travail »

https://lematin.ma/journal/2016/l-uberisation-un-concept-qui-change-notre-rapport-au-travail/251893.html 

« Au Maroc, l’irruption des plates-formes de VTC transforme le secteur des transports »

https://theconversation.com/au-maroc-lirruption-des-plates-formes-de-vtc-transforme-le-secteur-des-transports-185515 

 


 


[1] La législation marocaine sur le transport routier, héritée du Dahir n° 63-260 du 24 Joumada II 1383 (12 novembre 1963) relatif aux transports par véhicules automobiles sur route, précise que toute personne souhaitant exploiter un service public de transport de voyageurs doit obtenir un agrément et une carte d’autorisation pour chaque véhicule. Cette réglementation a été modifiée par la loi n° 16-99, mais reste très stricte sur les conditions d’exploitation, les itinéraires, les tarifs et les licences.

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