Publications /
Opinion

Back
A propos du livre de Michel Boyer ‘’Tragique Orient méditerranéen’’ *
Authors
Jean Zaganiaris
April 1, 2019

Lundi 25 mars 2019, à la Maison Blanche, Donald Trump a signé un décret reconnaissant officiellement la souveraineté d'Israël sur le plateau du Golan, soutenant le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Quelles seront les conséquences de ce revirement de la diplomatie américaine au Moyen-Orient ? Pendant que les deux chefs d’Etat posaient devant les photographes, des avions de chasse israéliens bombardaient Gaza, en représailles des tirs de roquette palestiniens sur Tel Aviv. Le samedi 23 mars, la communauté druze du Golan a manifesté contre l’intention du président américain de reconnaître la souveraineté d’Israël sur ces territoires, conquis militairement en 1967 et annexés en 1981, et a affiché son appartenance à la Syrie. Si l’on a l’impression que ces événements font exclusivement partie d’une escalade de la violence située au cœur du présent, on ne peut, toutefois, pas comprendre leurs logiques intrinsèques sans les situer sur le temps long. C’est dans ce cadre que s’inscrit la démarche de Michel Boyer, professeur en classes préparatoires, évoquant dans son ouvrage Tragique Orient méditerranéen la présence militaire française au Liban au cours du XIXème siècle.

Un monde à feu et à sang

En 1860, suite aux importants massacres perpétrés par la communauté musulmane druze contre les Maronites chrétiens, l’Autriche, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie envoient un corps expéditionnaire européen sur place afin de pacifier la région. Si, en 1840, la Grande-Bretagne soutenait les Druzes et la France les Maronites, les violences qui eurent lieu vingt ans plus tard les mirent d’accord sur la volonté de restaurer la paix. Suite à l’échec du caïmacamat séparant les Druzes et les Maronites en deux districts distincts, les rivalités entre Chrétiens et Musulmans prirent une ampleur considérable. A cette époque, les terres libanaises étaient une province syrienne rattachée à l’Empire Ottoman. Les cinq puissances européennes s’employèrent – certes de manière provisoire et avec un bilan au final très mitigé – à chercher un règlement à ces violences confessionnelles. Le 16 août 1860, un corps expéditionnaire français, constitué de six milles hommes placés sous le commandement du général Beaufort d’Hautpoul, débarqua au Liban et y resta jusqu’au 8 juin 1861. Ses missions consistaient à identifier et châtier les responsables des massacres de la communauté maronite, de rétablir la paix entre les communautés religieuses, d’assister les populations éprouvées, notamment les réfugiés.

Michel Boyer, lecteur de l’école historique des Annales, montre que dès le XIXème siècle les aides humanitaires orchestrées par les Etats contournent habilement les règles du droit international, notamment au niveau des traités et conventions signés, et sont combinées avec l’intervention de forces militaires armées.

Les premières parties de l’ouvrage retracent les enjeux géopolitiques de la région, le jeu complexe des puissances européennes avec « La Sublime Porte » (l’Empire Ottoman) mais aussi avec l’Egypte et présentent les caractéristiques des différentes populations confessionnelles du Liban et de la Syrie. Entre le XIème et le XVIème siècles, le Liban subit six dominations différentes et vit s’affronter régulièrement Chrétiens et Musulmans, sans compter les autres confessions.

Pour une généalogie de la gouvernance humanitaire

En mobilisant plusieurs types d’archives, notamment la presse de l’époque et les correspondances des militaires, Michel Boyer rend compte des différentes raisons de l’intervention française au Liban. Les journaux catholiques relatant les massacres des Maronites sur le sol français mobilisèrent une partie de l’opinion publique et certaines voix demandèrent à l’Empereur Napoléon III de ne pas rester passif face à ces violences (pp. 68-69). Ce dernier y vit une occasion de renforcer l’assise populaire du régime impérial et de regagner le soutien des milieux catholiques hostiles à la politique de la France en Italie. Des enjeux économiques incitèrent également Napoléon III à intervenir au Liban. La communauté maronite développait d’importants échanges avec la France, notamment au niveau du tissage, de la soie, de la laine et des céréales. De nombreux négociants, notamment de Marseille, avaient établi des comptoirs à Beyrouth et Saïda. Enfin, il y avait aussi la volonté d’étendre « le prestige et la zone d’influence française en Méditerranée orientale » (p. 84), notamment en laissant gouverner les Ottomans de manière fictive et, en s’accaparant dans les coulisses le pouvoir décisionnel.

Ce n’est donc pas pour des raisons philanthropiques que la France enverra ses troupes militaires au Liban. Ces dernières étaient, d’ailleurs, constituées par des effectifs réduits et composées à la hâte. Elles ne furent guère aidées sur place par les représentants de l’Empire Ottoman, laissant aux Druzes la possibilité de circuler facilement. Là où se trouvaient les troupes françaises, leur présence fut dissuasive et parvint à protéger la communauté maronite. Toutefois, elle ne pouvait être partout et par la force des choses, la mission à caractère militaire se transforma en une mission à caractère humanitaire (p. 122). Dans une lettre du 28 novembre 1860, le général d’Hautpoul déclarait au ministre de la Guerre français : « Aujourd’hui, le plus important est de s’occuper des populations chrétiennes. Il faut les réinstaller et les faire vivre ». La démarche de Michel Boyer est proche de celle de Michel Dobry, invitant dans son ouvrage Sociologie des crises politiques (1986, réédition 2009) à ne pas confondre rétrospectivement le processus durant lequel se déroule l’événement en train de se faire et le résultat final que nous lui connaissons aujourd’hui. Si, lors de leur arrivée au Liban, l’un des objectifs premiers des troupes françaises était de pacifier la région, sept mois plus tard, le général Ducrot écrira dans un rapport destiné au général d’Hautpoul que l’important se trouve désormais au niveau du « soutien moral » exercé vis-à-vis des réfugiés maronites et qu’il faut laisser aux « Turcs » le soin de pacifier le pays. Les lettres de certains témoins rendent compte du dénuement des populations chrétiennes chassées de leurs demeures. Voilà ce qu’écrit l’abbé de Lavigerie le 13 octobre 1860 lors de son arrivée à Beyrouth : « femmes, jeunes filles, enfants, le corps dévasté par la faim, attendant l’heure de la distribution des secours ».

A ce niveau, l’ouvrage de Michel Boyer ouvre certaines pistes programmatiques de recherche quant à une étude sociologique des émotions au sein des approches en relations internationales. Il amène également certaines interrogations méthodologiques quant au recours à l’analogie en histoire. En mettant en perspective les conflits interconfessionnels entre Druzes et Maronites au XIXème siècle et ceux sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine à partir de 1992 (p. 61) ou bien en comparant les manœuvres de pacification au Liban en 1860 et en 1978 (p. 139), Michel Boyer entend montrer que les mêmes causes semblent produire les mêmes effets. Dans le comparatisme, faut-il privilégier les ressemblances ou les divergences, les recoupements ou les singularités de chaque événement ? Les débats restent ouverts, d’autant plus que certains discours tenus à l’époque sur « la civilisation européenne qui intervient au nom de l’humanité » (p. 69) et « sur la volonté d’inspirer aux meurtriers des Chrétiens une salutaire et double terreur » à travers la présence militaire française au Liban au cours de ce XIXème siècle (p. 87) interpellent en retour le monde présent, notamment au niveau de la guerre en Irak menée contre ce que George Bush appelait « l’axe du mal ».

L’un des points forts de cet ouvrage est d’avoir montré dans une perspective proche de Michel Foucault, de quelle façon les savoirs du temps présent sur les conflits confessionnaux et la gouvernance humanitaire peuvent être questionnés à partir d’une étude sur les discours et les pratiques du passé.

-----------------

* Michel Boyer. Tragique Orient méditerranéen. Editions Virgule. Casablanca. 2019

RELATED CONTENT

  • Authors
    September 8, 2020
    The Middle East is currently witnessing a proliferation of nuclear programs that is the harbinger of headaches. A nuclear domino effect has occurred, and its implications are unpredictable but dangerous. Regional disarmament and non-proliferation initiatives are not in the cards and are becoming outdated concepts, especially since most Middle Eastern powers are systematically constructing nuclear facilities that could be used for military purposes. With shifting power dynamics shack ...
  • September 4, 2020
    The 2011 announcement of the Grand Ethiopian Renaissance Dam’s construction came at a critical time, as Egypt was in the midst of a revolution and relations between Egypt and Ethiopia were already tense. Despite initial Egyptian threats of undertaking military action, Ethiopia pursued the construction of what has been presented as an essential part of its national and, to some extent, regional development. Tensions between the Sudan, Egypt and Ethiopia have been extremely high for t ...
  • Authors
    August 6, 2020
    Il y a, d’abord, les premières images. Celles d’une gigantesque déflagration. Même les dizaines de déflagrations, dont nous parviennent régulièrement les clichés ou les films, et qui ont embrasé, ces dernières années, le Moyen-Orient, ne nous ont pas habitués à des images de cette violence. Puis, dans tous les esprits, en écho, viennent les théories sur l’origine de l’incident. Nous sommes au Liban. Les hypothèses d’attentat, de nouveau règlement de comptes sanglant entre puissance ...
  • Authors
    Hind Zaamoun
    July 29, 2020
    Ce Papier a pour objet de considérer le blocage que connait le processus de résolution des conflits, en prenant la Syrie comme cas d’étude. Il s’agira de mettre l’accent sur les changements instaurés par le nouvel ordre global dans les zones de conflit, avant d’approfondir la réflexion sur les retombées et les limites sur le plan pratique. Pour se faire, l’analyse se focalisera sur l’étude de la transformation des conflits et des nouveaux défis et dysfonctionnements initiés par le n ...
  • Authors
    Amine Benbernou
    Dorothée Schmid
    July 9, 2020
    Middle Eastern geopolitics is currently undergoing structural changes: the regional order is in transition in the aftermath of the Arab Spring that undermined authoritarian governance, and triggered the competition for power against a backdrop of American withdrawal. This new race for regional domination challenges the traditional hierarchy of powers that is mainly based on military capacity and the interplay of foreign alliances. The economy, which had previously guaranteed the pol ...
  • July 1, 2020
    Sur fond d’accusations mutuelles d’absence de volonté politique pour faire aboutir les négociations tripartites impliquant l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan, sur la mise en service du “Grand Barrage de la Renaissance Éthiopienne”  (Grand Ethiopian Renaissance Dam -GERD), l’Egypte et l’Ethiopie continuent d’alterner des signaux de provocation et d’apaisement. Cette tension gagne en intensité au fur et à mesure que s’approche le mois de juillet, marquant le début du remplissage du ba ...
  • Authors
    Youssef Eddazi
    June 30, 2020
    Russia is trying to gain a foothold in Africa via subversion and disinformation tactics. Under the leadership of President Vladimir Putin, Russia increased its interference in Africa by sending mercenaries to show force as opposed to making direct security interventions. At the same time, Russia struck arms deals and plans to expand its military presence. Russia also used social and broadcast media to support national leaders and other actors involved in conflicts. Although Russia’s ...
  • April 29, 2020
    La transition politique de l’Égypte, depuis 2011, a été tout aussi turbulente que sa transition économique. Tous les efforts de l’Egypte post-Moubarak se sont articulés autour de la relance économique, la stabilisation macroéconomique et politique et du renforcement de la sécurité interne du pays. Suite à l’accord avec le Fonds monétaire international (FMI), en 2016, l’Egypte a mené plusieurs réformes économiques qui ont, pu relancer la croissance économique et donner des résultats ...